« Tolkien est le messager de la tradition, parce qu’il a mis en scène des styles de vie traditionnels qui reproduisent des schémas primordiaux. […] C’est cette unité du monde primordial, cette union proche de la théologie d’un maître Eckhart, qui confère sa force et son unité à la création de Tolkien. Son univers est ainsi une reproduction de l’idéal platonicien du monde premier. […] C’est un monde en soi animé par le feu d’un écrivain aux connaissances encyclopédiques et soucieux avant tout de cohérence poétique interne. »
Le Seigneur des anneaux se présente comme un récit a priori manichéen, décrivant la guerre entre le bien et le mal. Sauron, le Seigneur des Ténèbres, un ange déchu, avait déjà fabriqué plusieurs « Anneaux de pouvoir » qu’il avait offerts aux rois de toutes les races de la Terre du Milieu pour les corrompre. Sauron avait gardé pour lui le « Master Ring » qui gouverne tous les autres. Mais après avoir été arnaqué, cet anneau unique a été perdu. Il faudra plusieurs siècles à un simple Hobbit (une race apparentée aux humains et plus petite que les nains) pour retrouver cet anneau par une chance étrange. Ensuite, la « quête de l’anneau » commencera.
L’aspect initiatique de l’œuvre de Tolkien se révèle d’emblée dans les titres donnés aux trois tomes du Seigneur des Anneaux. Tome 1 : La Fraternité (ou Communauté) de l’Anneau. Tome 2 Les Deux Tours, en référence à la Guerre de l’Anneau qui opposera la Tour Blanche (Minas Tirith) à la Tour Noire (Minas Morgul). Tome 3 : Le Retour du Roi.
La Fraternité de l’Anneau a pour mission d’accompagner le Porteur de l’Anneau (un Hobbit nommé Frodon) pour ramener cet anneau unique dans le feu qui l’a forgé, afin de le détruire à jamais. Cette Fraternité se compose de neuf représentants des races nobles de la Terre du Milieu : un Elfe, un Nain, deux Humains, quatre Hobbits, et un Mage pour les guider. Neuf est le nombre qui symbolise le cercle (donc l’Anneau). Neuf est également le nombre des Nazgûls ou Cavaliers Noirs : neufs anciens Rois qui ont succombé jadis au pouvoir maléfique de leurs anneaux. Comme l’exprime Elrond, un Seigneur Elfe :
« La Fraternité de l’Anneau sera de Neuf ; et les Neuf Marcheurs seront opposés aux Neuf Cavaliers qui sont mauvais […] Plus loin vous irez, moins il vous sera facile de vous retirer ; cependant, aucun serment ni aucune obligation ne vous oblige à aller plus loin que vous ne le voudrez. Car vous ne connaissez pas encore votre force d’âme, et vous ne sauriez prévoir ce que chacun pourra rencontrer sur la route. »
Le Mage qui guide cette Fraternité est un Istari, c’est-à-dire un Émissaire des Valar (dieux). Tolkien nous précise que « par Mage, on traduit le mot elfique Istar : l’un des membres d’un « ordre » (c’était leur terme), affirmant détenir et mettre en oeuvre le suprême savoir touchant l’histoire et la nature du Monde. » Ce Mage se nomme Gandalf, le Gris Pèlerin. L’ensemble de ces Istari forme le Conseil Blanc, ce qui peut évoquer pour nous la Grande Fraternité Blanche. Au début de leur périple, Gandalf dira aux membres de la Fraternité : « Il faut prendre cette route, mais elle sera très dure à parcourir. […] Les faibles peuvent tenter cette quête avec autant d’espoir que les forts. Mais il en va souvent de même des actes qui meuvent les roues du monde : de petites mains les accomplissent parce que c’est leur devoir, pendant que les yeux des Grands se portent ailleurs(10). »
Lors de cette quête, Gandalf le Gris affrontera un puissant Gardien du Seuil dans le labyrinthe de Moria, et il mourra à lui-même dans le feu : cette épreuve initiatique fera de lui Gandalf le Blanc.
Un des membres de la Fraternité de l’Anneau se nomme Aragorn. Descendant légitime de Rois légendaires des temps anciens, il devra reconquérir sa couronne malgré de terribles dangers, tant physiques que psychiques. Car il est dit que le Roi tant attendu devra franchir une ultime épreuve initiatique qui est de mourir à soi-même :
« Du Nord, le Roi viendra, la nécessité l’amènera :
Il franchira la Porte des Chemins des Morts. »
Le combat extérieur et intérieur d’Aragorn fera mûrir en lui toute les qualités d’un véritable Roi : grande humilité, sincérité vis-à-vis de lui-même et de tout être (allié ou ennemi), détachement nécessaire pour accomplir ce qui est juste, constance dans ses actes et ses idéaux, tolérance et compassion dans ses jugements afin de régner avec sagesse… Cette charge royale est d’autant plus lourde à porter que de nombreuses prophéties lui confèrent un caractère mythique :
« Tout ce qui est or ne brille pas,
Tous ceux qui errent ne sont pas perdus ;
Le vieux qui est fort ne dépérit point ;
Les racines profondes ne sont pas atteintes par le gel.
Des cendres, un feu s’éveillera.
Des ombres, une lumière jaillira ;
Renouvelée sera l’épée qui fut brisée,
Le sans-couronne, de nouveau sera Roi. »
Ce thème du retour du Roi se rencontre tout au long de l’œuvre de Tolkien. Il s’agit de reconquérir ce que nous avons perdu, de retrouver notre nature originelle :
« Le cœur de l’Homme n’est pas un amas de mensonges, son peu de sagesse lui vient du seul qui est sage et se souvient de lui. Si longtemps séparé, l’Homme n’est pas perdu, ni tout à fait changé. Il a perdu la grâce, il n’est pas détrôné. Il garde les haillons des robes du seigneur qu’il fut : Homme, sous-créateur, reflet d’une lueur… nous vivons encore la loi qui nous a faits(13). »
Il est impossible, dans le cadre de cet article, de passer en revue tous les protagonistes de ce roman (qui comporte plus de 50 personnages principaux et 300 personnages secondaires !), mais il faut dire un mot du Porteur de l’Anneau, Frodon le Hobbit. Son évolution est l’exemple même d’un cheminement initiatique réussi : au départ, Frodon s’apparente complètement au peuple des Hobbits. Ceux-ci vivent tranquillement dans leur petit monde avec leurs habitudes routinières, et ne savent rien de la réalité extérieure. On pourrait les définir comme des « hommes du torrent », selon l’expression de Louis-Claude de Saint-Martin, lesquels ne peuvent imaginer que la réalité du monde et de nous-mêmes est d’ordre spirituel et qu’il faille se battre pour la découvrir, « lequel combat ne commence point ici-bas pour ceux qui sont livrés au torrent, parce qu’étant entraînés loin du désert, ils ne savent pas même qu’il y a un combat à livrer ! »
On saisit toute la différence qui sépare le disciple et le Maître lorsque Frodon demande : « Où dois-je aller ? Et d’après quoi me dirigerai-je ? Quelle doit être ma quête ? », et que Gandalf lui répond : « Vous ne pouvez voir très loin. » Frodon est l’exemple type du néophyte naïf et peu sûr de lui, mais il se hissera pourtant jusqu’à la maîtrise, illustrant ainsi parfaitement la phrase de Saint-Martin : « La sagesse conduit l’homme par des degrés insensibles afin de ne pas l’effrayer par l’immensité de la tâche qu’il a à remplir. » Frodon exprime bien son nouvel état intérieur lorsqu’à la fin de sa quête il retourne au pays, c’est-à-dire dans ses anciennes habitudes de vie, et constate : « Pour moi, cela me paraît comme une retombée dans le sommeil. » Il réalisera le sacrifice de son individualité au profit de la collectivité : « Il doit souvent en être ainsi quand les choses sont en grand danger : quelqu’un doit y renoncer, les perdre de façon que d’autres puissent les conserver. »
Mais le cheminement n’est jamais terminé, ainsi que l’exprime ce chant du pèlerin qui est inclus au début et à la fin du Seigneur des Anneaux, comme pour nous rappeler qu’à la fin tout sera comme au commencement :
« La route se poursuit inlassablement et sans fin,
Descendant de la porte où elle commença.
Maintenant, loin en avant, la route s’étire,
Et je dois la suivre, si je le puis,
La parcourant d’un pied avide,
Jusqu’à ce qu’elle rejoigne quelque voie plus grande
Où maints sentiers et courses se rencontrent.
Et vers quel lieu, alors ? Je ne saurais le dire. »
Extrait de l’article écrit par P.Maulet « Le Seigneur des Anneaux, ou la mythologie selon Tolkien », paru dans la revue « Rose-Croix » Printemps 2003.