« Comme toute forme de pensée religieuse l’hindouisme s’oppose à l’idée de hasard, et ne peut accepter que la création soit le fruit d’une quelconque indétermination. Le Brahman « s’extériorise » sous la forme du monde, il s’extériorise en tant que Parole, et l’esprit comme la matière ne sont finalement que des aspects de cette Parole. Le pratyaya est le moyen par lequel la conscience divine fait rentrer en elle les résultantes des relations entre les éléments qui en sont issus, en un mécanisme cosmique d’auto-connaissance mais aussi de révolution continue des effets et des causes. L’ensemble se présente donc comme un système organisé.
Cette mécanique créatrice à un but, nous l’avons dit, c’est la réintégration ou la réabsorption dans son Créateur. L’homme, en tant que microcosme, est également issu de la Parole et est appelé à rejoindre le niveau le plus élevé de celle-ci, à savoir celui de Shabdabrahman. Pour cela, il dispose d’un instrument qui est Parole lui-aussi : le mantra. Là encore, nous nous trouvons en face d’un système organisé : depuis les débuts de l’époque védique jusqu’à nos jours, le mantra apparaît en tant que structure, et même en tant que structure complexe.
Objet d’équivalence possédant un pouvoir de liaison, pont entre deux mondes, faculté de réintégration à caractère vocal, et système universel d’adhésion à l’acte créateur, le mantra s’avère à la fois réalité d’essence divine et instrument propre à faire pénétrer l’homme dans le langage créateur divin. On peut alors l’envisager sous l’aspect de sa transcendance et sous celui de son immanence. C’est assez dire qu’il s’agit d’une démarche mystique majeure.
En sa qualité d’aspect sonore de la divinité le mantra est d’abord transcendance. Lorsque nous disons « sonore » nous parlons évidemment de shabda, et non pas d’une quelconque forme audible, même si cette forme existe tout en bas de la hiérarchie des émanations. D’autre part nous avons vu que le sphota est porteur de l’artha, et que l’artha c’est le sens mais c’est aussi l’objet. En d’autres termes le mantra qui véhicule le sphota véhicule donc l’objet du processus de pratyaya, et par application du principe d’équivalence l’objet divinisé par son appréhension devient accessible au mantra et à celui qui l’énonce.
Le mantra relie, car le son – qui se propage en cercles concentriques – possède le pouvoir d’appréhender simultanément plusieurs objets de création, de susciter des équivalences, ou de provoquer des mutations. Ceci peut aller jusqu’à des transformations matérielles. Rien ne se crée, rien ne se perd… Mais le mantra ne peut rien détruire, de même qu’habituellement il ne peut rien construire (42). La logique d’équivalence propre aux mantrashâstra, et qui constitue ni plus ni moins qu’une alchimie pure et simple (si ce dernier mot peut trouver sa place dans ce livre), restitue au processus son sens concret, apportant à la relation entre le Verbe et Dieu la dimension qui manque au dhikr comme à l’hésychasme : celle de l’identité.
Donc, pour la tradition, les mantras ne relèvent pas d’un quelconque assemblage fantaisiste de phonèmes, mais constituent formellement des « mots de puissance » dotés d’un pouvoir effectif en vertu de la loi d’équivalence. C’est la divinité elle-même qui existe à travers le mantra, or comme la divinité existe à travers toute la création, c’est l’univers entier qui – en tant que mantra – glorifie son Créateur. Ceci explique la phrase de John Woodroffe placée en épigraphe à ce livre : « un Mantra est le Monde perçu comme son et sous son aspect de son« .
Dans cette perspective on peut aller jusqu’à dire que la divinité « se développe » à travers le mantra, comme l’écho de la voix proférée se multiplie dans la montagne, ou comme la conscience se développe à travers la complexification de l’évolution. Mais en substance la divinité et le mantra sont bien identiques ; s’il y a développement, ou extension, il y a alors co-extension de la divinité et du mantra. Le mantra est considéré comme hypostase. Cette idée se trouve bien évidemment en contradiction avec les dogmes chrétiens, qui la rejettent en la taxant « d’onomatothéisme ». Il n’est pas dans notre propos d’entrer dans ce débat, mais le Christ n’a-t-il pas lui-même évoqué cette relation du nom et de la présence effective de celui qui est nommé (43).
Dieu crée en se récitant lui-même à travers la création, « nom intégral » dont l’énoncé rejoint toujours sa cause en embrassant ses effets, car Shabdabrahman est bien la cause du monde. En ce sens le mantra est sans limite, en-dehors de l’expérience humaine, donc proprement transcendant. Il n’y a pas de triangle sans sommet et, comme l’indiquait le schéma du chapitre III, section 1, l’unité (sommet du triangle supérieur) est préalable à la disjonction. Or c’est cette unité qui, au fond est transcendante.
Mais en revanche il existe un second triangle, une zone de manifestation, ou d’expérience comme on voudra, qui est notre monde des phénomènes et le domaine de l’action humaine. C’est une deuxième dimension du mantra, qui est ouverte à l’immanence.
Comme tout objet de la création, l’homme est constitué des émanations de Shabdabrahman, donc de Dieu en tant que Parole, ce qui fait de cette Parole la cause immanente de l’homme. Nous avons vu, d’autre part, que le processus de réintégration dans la divinité se trouve pour ainsi dire inscrit dans le destin de l’humanité, et que les tattva – cet « ordonnancement des essences » – tirent l’homme vers le haut en un processus de résorption. Le mantra, en sa qualité d’instrument de salut, est placé en l’être humain à la fois comme garantie et comme moyen de remonter l’échelle afin d’atteindre au but suprême (44). Et puisque le mantra est une participation de Dieu, c’est Dieu lui-même qui est immanent à l’être humain. Dieu réside en lui à travers le mantra révélé.
Ce dernier est donc – et demeure – intérieur à l’homme. Son immanence n’est en rien remise en cause par le fait qu’il se transmette au moyen de l’initiation, ce qui pourrait constituer une objection, car c’est bien la même participation qui se transmet depuis l’origine sans que l’homme puisse y changer quoi que ce soit, s’agissant d’une pulsion de sa conscience profonde.
En effet l’initiation révèle et met en oeuvre, elle ne crée pas de l’extérieur. Le mantra comme son action restent à l’intérieur de la conscience de celui qui l’énonce et lui donne vie. De même que celui qui profère la parole dans la montagne découvre sa propre parole par l’écho ou la réflexion de celle-ci, c’est le pratiquant qui fait vivre le mantra et renvoie à Dieu, au bout du compte, sa propre image au moyen de la parole.
L’énergie insufflée dans le mantra est aussi insufflée dans l’homme par le Créateur, dans un mouvement identique ou une adéquation permettant au projet divin de s’accomplir. Il existe une pré-programmation pour l’expression, tout comme nous disions (chapitre IV, section 1) qu’il existait une pré-programmation pour la perception. Le besoin d’exprimer le sphota est inhérent à la conscience, tout comme l’est la capacité d’en saisir instantanément la réalité par le processus de pratibhâ.
On comprend mieux alors l’immanence du mantra, lequel apparaît à la fois comme conscience, énergie, et Verbe. On comprend mieux également la démarche supérieure des rishi védiques, ces premiers « découvreurs » des mantras : ils ont su opérer la jonction de la transcendance et de l’immanence, et à travers eux l’on comprend que la transcendance est immanente à l’homme. Ceci peut d’ailleurs être rapproché de la Genèse, qui relate l’intimité d’Adam avec Dieu, autrement dit le rapport de l’immanence avec la transcendance. Nous avons vu qu’Adam possédait le pouvoir de nommer, ce qui constituait une prérogative d’origine divine, mais il faut noter également la proximité de l’homme et de la nature, évidente dans le paradis terrestre (Gen. I, 27 à 30, et II, 8 à 20). En effet, si Dieu nomma les éléments de la création (Gen. I, 5 à 10), il permit aussi à l’homme d’user de cette faculté (Gen. II, 19, 20), ce qui impliquait une relation très étroite d’une part entre le Créateur, l’homme, et la nature, d’autre part entre l’objet nommé et le nom lui-même.
Depuis que les parfums du jardin d’Eden se sont estompés, il est très difficile à l’homme de comprendre ces relations et ces « noms substantiels », pourtant l’on pressent dans ces textes ce que furent les origines et les conditions premières du langage. L’éloignement et l’incompréhension de ces origines et de ces conditions font qu’aujourd’hui l’on ne considère plus guère les traditions de la Parole que comme de la basse magie. L’homme moderne a souvent perdu le sens de la transcendance, et ne s’interroge à propos de l’immanence que lorsqu’il tourne son regard vers l’intérieur de lui-même. Le mantra relie ces deux termes.
La substance verbale participe de la substance divine par émanation, et de la conscience humaine par émergence. Elle connaît donc un double mouvement, descendant et ascendant, une double relation à son objet qu’est l’homme, par conséquent une double dimension, transcendante et immanente. Sans ce va-et-vient cosmique, le projet créateur initial n’aurait pas pu prospérer, le mantra demeurerait inintelligible et sa cause non-efficiente.
La cause se transforme-t-elle dans son effet ? Oui et non. Car si la conscience créatrice, en tant que Shabdabrahman, est parfaite, éternelle, immuable, les consciences dérivées que sont les personnalités créées et incarnées sont-elles perfectibles, évoluant sans cesse dans le grand mouvement de convergence qui amènera le retour dans le sein de la conscience suprême. Or ces consciences sont elles-mêmes Brahman, puisque rien ne saurait se situer en-dehors de lui. Dans ce sens on peut considérer que – s’il n’y a pas à proprement parler retour de l’effet sur sa cause – il existe tout de même une transitivité dans l’acte créateur visà- vis des effets destinés à retourner à leur cause ! C’est dans cette transitivité, expression de la volonté divine, que se situe la fonction du mantra.
C’est un peu comme si, par amour pour ses créatures, Shabdabrahman s’était projeté dans la Parole et leur avait transmise celle-ci – par l’intermédiaire des rishi – telle une corde jetée à travers l’abîme cosmique et permettant à l’être incarné de rejoindre son Créateur. Cette faculté d’ascension est une constante des mantras de la grande tradition, et l’on parle d’ailleurs souvent de « sentir le mantra monter en soi », de « l’ascension » ou de la « surrection » d’un mantra. Cette ascension doit aller jusqu’à l’identification avec la divinité, et la transcendance monte alors, immanente, des profondeurs de l’homme…
L’union à Dieu : c’est le suprême pouvoir du mantra. Nous verrons, dans la quatrième partie de ce livre, que les mantras sont supposés posséder de nombreux « pouvoirs » sur le plan terrestre, mais ceux-ci – réels ou imaginaires – restent secondaires par rapport au grand dessein. La fusion en Dieu ou en l’ultime transcendance, si elle constitue plutôt une démarche individuelle dans le cadre de l’hindouisme, semble avoir été une affaire collective aux débuts de l’époque védique (45), et l’être redevenue – dans un cadre philosophique différent – avec le bouddhisme Mahâyâna et l’engagement des bodhisattva (46). Il faudrait alors substituer au mot « ascension » celui de « convergence ».
Cette nécessité de l’évolution explique que le transcendant soit devenu en partie immanent. C’est de cette façon, et de cette façon seulement, que l’esprit et la matière rejoindront leur état initial, ou état de Parashabda, de même que l’homme, complexe d’esprit et de matière, le premier transcendant la seconde à laquelle il est pourtant immanent depuis leur séparation originelle. Mais si transcendance et immanence se rejoignent dans le mantra, comme elles se rejoignent dans l’homme, c’est le mantra qui s’offre à l’homme comme un divin présent. Il appartient alors à l’homme de s’ouvrir au mantra.
Essence divine, le mantra rejoint le domaine existentiel et les limites que celui-ci impose, mais cette limitation est paradoxalement indispensable à son extension, de même qu’à la libération de l’homme puisque le mantra possède un pouvoir salvateur, qu’il s’enracine dans les plus anciennes traditions mystiques de l’humanité, et qu’il perpétue le principe de la création, avec son corollaire : il est permis à l’homme d’exercer un pouvoir divin dans la mesure où l’homme rejoint le principe divin.
Nous voici à présent parvenus au terme de notre approche purement théorique. Elle était certes très sommaire, mais le lecteur intéressé pourra combler son appétit en consultant des ouvrages plus particulièrement consacrés à la philosophie indienne. La bibliographie placée à la fin de ce livre lui donne déjà matière à étudier, mais on pourrait l’étendre, elle aussi, tant ce domaine de la pensée est vaste et multiple. En effet, comme on peut le constater, la linguistique, la métaphysique, et la sotériologie, s’enchevêtrent pour former l’humus composite de notre sujet. Ceci peut paraître baroque, déroutant, extravagant même, et pourtant c’est de cette façon que se présente, dans toute sa complexité, mais aussi dans toute son authenticité, le concept général du mantra. »
Extrait du livre « L’univers des mantras », par Thierry Guinot – Diffusion Rosicrucienne