A la fin du XIXe siècle, l’Occident s’émerveille des nouveaux pouvoirs que lui apportent la science et l’industrie. La science triomphe et l’homme présume que la modernité va lui apporter le bonheur. Cependant, quelques esprits éclairés, philosophes, mystiques et artistes s’inquiètent des perspectives qu’offre ce progrès. Cette tendance s’affirme particulièrement chez les Symbolistes, un mouvement artistique qui regroupe des artistes de toutes disciplines. Nombre d’entre eux exposeront aux Salons de la Rose-Croix.
Joséphin Péladan (1858-1918) se rangera de leur côté. Lui-même, pose le problème en ces termes : « la vitesse matérielle accélère-t-elle la vie intérieure, et l’homme avec des ailes n’aura-t-il pas le même cœur et les mêmes peines ? »(1). Le XIXe siècle est aussi celui du réveil des Occultistes, qui veulent restaurer la sagesse du passé, voire même, comme Papus, en faire une science à l’égal de celles qu’on enseigne dans les universités. Joséphin Péladan se situe à la charnière des mouvements symbolistes et occultistes. Artiste, il se place dans la mouvance des symbolistes et, occultiste, il se présente comme un initié de la Rose-Croix.
C’est à son frère Adrien (1844-1885), l’un des premiers homéopathes français, que Joséphin Péladan doit son entrée dans une branche toulousaine de la Rose-Croix. A cet Ordre appartenait aussi le Vicomte Louis-Charles-Edouard de Lapasse (1792-1867), un alchimiste toulousain présenté comme un élève du Prince Balbiani de Palerme, prétendu disciple de Cagliostro (2). En 1884, le jeune Joséphin part à la conquête de Paris en publiant Le Vice suprême, un roman où apparaissent des thèmes ésotériques. Cet ouvrage, publié avec une préface de Barbey d’Aurevilly, lui apporte une célébrité immédiate.
Joséphin Péladan est passionné par les arts. Il participe à de nombreuses revues artistiques de la fin du XIXe siècle, comme : La Plume, Le Mercure de France, La Gazette artistique, ainsi que Studio, une revue internationale lue par l’élite intellectuelle de l’époque. Il collabore aussi à L’Artiste, premier journal français exclusivement consacré à l’art. Théophile Gautier en fut le rédacteur en chef et les articles y étaient signés des plus grands noms de l’époque : Blanc, Baudelaire, les Goncourt, Huysmans. Péladan assura pour cette revue la critique des salons pendant quatorze ans. Parallèlement à ses romans et à ses livres d’occultisme, il consacrera plusieurs études à des peintres comme Rembrandt, Dürer, Herbert, Frans Hals, etc. Son ouvrage, Léonard de Vinci, textes choisis, lui vaut le prix Charles Blanc de l’Académie française.
1. Le Geste esthétique de la Rose-Croix
A Paris, Joséphin fait la connaissance de Stanislas de Guaita. La rencontre des deux hommes fait naître un projet : rénover l’Ordre de la Rose-Croix, qui était alors sur le point de s’éteindre. C’est alors qu’ils fondent l’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix (1888). Grâce à l’aide de Papus, l’Ordre connaît un développement rapide. Cependant Joséphin Péladan reproche à ses collaborateurs un goût trop prononcé pour l’occultisme et il rejette l’aspect maçonnique qu’ils veulent donner à l’Ordre. Il décide alors d’œuvrer d’une manière différente et crée en mai 1891 l’Ordre de la Rose-Croix Catholique du Temple et du Graal, (appelé aussi Ordre de la Rose+Croix du Temple et du Graal), dont il avait déjà tracé l’esquisse dans son premier roman en 1884. En juin, sous le nom de Sâr Mérodack Péladan, il se présente comme le Grand Maître de ce mouvement dont la naissance est annoncée par le Figaro (3).
L’Ordre instauré par Joséphin Péladan est moins une société initiatique qu’une confrérie rassemblant des artistes. Son fondateur le définit d’ailleurs comme « une confrérie de charité intellectuelle, consacré à l’accomplissement des oeuvres de miséricorde selon le Saint-Esprit, dont il s’efforce d’augmenter la Gloire et de préparer le Règne »(4). Son but est de restaurer en toute splendeur le culte de l’idéal avec la Tradition pour base et la Beauté pour moyen. Joséphin Péladan juge la civilisation latine en état de dégénérescence. Pour lui, seule la magie de l’art peut encore sauver l’Occident d’un désastre imminent.
L’activité essentielle de l’Ordre de la Rose-Croix du Temple et du Graal est donc consacrée à l’organisation d’expositions et de soirées dédiées aux beaux-arts. Le Salon de la Rose+Croix, organisé du 10 mars au 10 avril 1892, est son premier « geste esthétique ». Par un mandement publié dans Le Figaro, J. Péladan convie tous les artistes à y exposer leurs oeuvres.
2. Le Symbolisme et l’art idéal
L’époque où les salons rosicruciens ouvrent leurs portes est en pleine effervescence artistique. Nous sommes au coeur de ce que l’on appelle dans l’histoire de l’art le Symbolisme. Les peintres de cette mouvence veulent devenir les mystiques de l’art. Ils s’opposent au réalisme académique, et sous leur implusion, beaucoup de salons privés se tiennent en marge des manifestations officielles. Les Salons de la Rose-Croix furent parmi les plus prestigieux d’entre eux. Le Sâr Péladan, à l’image de John Ruskin pour les Préraphaélites anglais, se donne le rôle de mentor des peintres symbolistes. Il veut ruiner le réalisme et réformer le goût latin en créant un mouvement d’art idéaliste.
Pour J. Péladan, « il n’y a pas d’autre vérité que Dieu, il n’y a pas d’autre beauté que Dieu » (5). L’art est la recherche de Dieu par la beauté. Dans son ouvrage Comment on devient artiste, il développe l’ensemble de sa théorie sur l’esthétique. Pour lui, l’art a une mission divine, aussi l’œuvre parfaite ne doit pas seulement satisfaire l’intellect, elle doit être un tremplin qui élève l’âme. Considérant que l’homme est naturellement attiré par la beauté, Péladan le qualifie « d’animal artistique ». Cette recherche du beau est motivée par la nostalgie d’une harmonie perdue, qu’instinctivement l’homme recherche en toutes choses.
Dans son livre L’Art idéaliste et mystique, Joséphin Péladan précise que l’artiste véritable est celui qui possède la faculté de sentir, par la contemplation, l’influx céleste du verbe créateur afin d’en faire une œuvre d’art.
« Artiste… sais-tu que l’art descend du ciel, comme la vie coule du soleil ? Qu’il n’est pas de chef-d’oeuvre qui ne soit le reflet d’une idée éternelle ? Que ce que l’on nomme abstrait, peintre ou poète, le sais-tu ? C’est un peu de Dieu même dedans une oeuvre. Apprends que si tu crées une forme parfaite, une âme viendra l’habiter, et quelle âme ! une parcelle de l’Archée…
3. Les Magnifiques
Les artistes qui souhaitent participer aux salons ne sont pas tenus d’adhérer à l’Ordre de la Rose-Croix du Temple et du Graal. La condition unique de leur participation est que leurs œuvres répondent aux caractéristiques générales d’un règlement sévère qui bannit certaines représentations : les scènes militaires ou historiques, les animaux domestiques et les « accessoires et autres exercices que les peintres ont d’ordinaire l’insolence d’exposer » (6).
La sélection est assurée par un jury dont les membres portent le titre de Magnifiques. Il se compose de différentes personnalités dont les plus connues sont : le comte Antoine de la Rochefoucault (qui est le financier des salons et deviendra bientôt le protecteur des Nabis), le comte de Larmandie (qui fut pendant longtemps secrétaire des Gens de Lettres en France), Elémir Bourges (de l’Académie Goncourt, écrivain dont certaines oeuvres, comme La Nef sont empreintes des idées de J. Péladan), Saint-Pol Roux (dit justement le Magnifique, écrivain proclamé par les surréalistes comme l’un des maîtres de l’art moderne), et Gary de Lacroze.
4. Erik Satie
Le premier salon ouvre ses portes le 10 mars 1892, à la galerie Durant-Ruel, rue Lepelletier à Paris. Soixante artistes ont répondu à l’appel lancé par J. Péladan et le catalogue de l’exposition comprend 250 œuvres. Rémy de Gourmont dans sa chronique du Mercure de France dit de ce salon qu’il est « la grande manifestation artistique de l’année ». Le public afflue et a foule est si importante, que la préfecture doit intervenir pour régler la circulation. Après la fermeture des portes, on compta plus de 22.000 visiteurs. Le succès fut considérable et la présence d’artistes étrangers lui donna un retentissement mondial (7).
Le salon est inauguré avec cérémonial, sur une musique spécialement composée par Erik Satie (8), le compositeur officiel de l’Ordre. Les journées sont prolongées par les Soirées de la Rose+Croix, consacrées à la musique et au théâtre. J. Péladan y présente des conférences sur l’art et la mystique.
La musique occupe une place importante ; on peut écouter des oeuvres de Vincent d’Indy, de César Franck, de Richard Wagner, de Palestrina, d’Erik Satie et de Benedictus. Joséphin Péladan rêvait de redonner au théâtre sa fonction antique de drame initiatique, dont l’exemple le plus remarquable était pour lui les Mystères d’Eleusis. Il écrivit lui-même quelques drames : Le Prince de Byzance, Babylone, et Le Fils des étoiles accompagné par une musique d’Erik Satie.
5. L’hexade esthétique
Il y eut au total six salons de la Rose-Croix. Chacun d’entre eux était placé sous les auspices d’un dieu chaldéen : Samas (Soleil) pour le premier, Nergal (Mars) pour le second, Mérodack (Jupiter) pour le troisième, Nebo (Mercure) pour le quatrième, Istar (Vénus) pour l’avant-dernier et Sin (lune) pour le sixième et dernier. Celui-ci eut lieu en 1897, dans la prestigieuse galerie Georges-Petit. Devant l’affluence des demandes, on dut organiser un vernissage particulier pour les 191 critiques d’art et chroniqueurs. Le lendemain, 15.000 visiteurs défilèrent dans ce temple de l’art. Après le sixième Salon, le Grand Maître prononça la mise en sommeil de l’Ordre. Il faut dire que les autorités, qui étaient très gênées par le succès répété des salon rosicruciens, faisaient tout pour empêcher qu’ils ne se tiennent. « Je rends les armes », dira J. Péladan :
« la formule d’art que j’ai défendue est maintenant admise partout, et pourquoi se souviendrait-on du guide qui a montré le gué, puisque le fleuve est passé. »
Parmi les 193 artistes qui exposèrent aux salons, signalons :
- Puvis de Chavanne, Le Rêve L. O. Merzon, plus connu du public pour avoir dessiné les célèbres billets de 50 F et de 100 F.
- Henri Martin, dont le désir d’expression mystique le rapproche parfois de Gustave Moreau.
- Charles Filiger, André Breton possédait plusieurs de ses toiles et lui trouvait un accent précurseur du Surréalisme.
- Jean Delville dont certaines de ses oeuvres sont inspirées des Grands Initiés d’E. Schuré.
- Aman-Jean, dont le tableau La jeune fille au paon (voir ci-contre) eut un immense succès au salon rosicrucien en 1895. Il fut très lié avec J. Péladan et Mallarmé.
- Bernard, ami de Toulouse-Lautrec et de Gauguin, il rejoindra le groupe de Pont-Aven. Il est considéré comme l’un des pères du Symbolisme.
- Georges de Feure, le plus élégant des symbolistes. Il fut également et un créateur de l’Art Nouveau.
- Eugène Grasset, l’un des plus intéressants illustrateurs et propagateurs de l’Art Nouveau.
- Ferdinand Hodler, dont le tableau Les las de vivre eut beaucoup de succès au salon rosicrucien.
- Fernand Khnopff, que J. Péladan considérait comme un maître. Devenu son ami, il sera le premier disciple belge de J. Péladan et lors du second salon, il exposera sa célèbre toile inspirée d’un poème de C. Rossetti, I lock my door upon myself . Il sera également l’un des fondateurs du Groupe des XX.
- Carlos Schwabe, après s’être éloigné de J. Péladan il illustra magnifiquement Le rêve de Zola.
Et bien d’autres comme : Edgard Maxence, Félicien Rops, George Minne, Alphonse Osbert, Eugène Delacroix, Gaetano Previati, Alexandre Séon, Jan Toorop, Georges Rouault, Antoine Bourdelle. Dans cet ouvrage, L’Entr’Acte idéal, Histoire des Rose-Croix Comte de Larmandie, Paris, Charcornac, 1903 , l’auteur évoque l’histoire des Salons.
6. L’apogée du Symbolisme
Son effort ne demeura pas vain, comme le précise Pierre Jullian, « dans l’ensemble, les symbolistes, en dépit de quelques différences de métier, ne s’écartèrent pas trop des édits de Péladan : point d’anecdotes, de natures mortes, de paysages pittoresques ; mais la peinture religieuse fut entièrement renouvelée » (9). Curieusement, en 1898, année qui suivit le dernier salon rosicrucien, le mouvement symboliste commença à décliner.
J. Péladan avait chargé Jean Delville de poursuivre son oeuvre esthétique en Belgique et il y eut à Bruxelles une sorte de suite aux salons de la Rose-Croix : Le salon d’art idéaliste. Les symbolistes étaient très actifs dans ce pays et J. Péladan eut souvent l’occasion de s’y rendre pour donner des conférences. Il entretenait des relation étroites avec le cercle artistique Pour l’Art, animé par Jean Delville, de même qu’avec le Mouvement littéraire de Raymond Nyst, qui était le Consul du Sâr à Bruxelles.
En France, la revue Entretiens Idéalistes, fondée fin 1906 par Paul Vulliaud, admirateur de J. Péladan, tentera en 1907 de donner une suite aux Salons en créant l’Exposition des peintres et sculpteurs idéalistes. De cette tentative sans lendemain naquit la Confrérie de la Rosace, fondée en mars 1908 par le Frère Angel, qui oeuvra dans le même esprit que J. Péladan mais avec des moyens très modestes. J. Péladan ne s’intéressa pas à ce groupe qui ne rassembla guère plus de quatre disciples. Cette confrérie organisa une première exposition en mai 1909, une deuxième en mai 1911 et une troisième en octobre 1912, puis cessa d’exister.
7. Joséphin Péladan écrivain
Après les Salons de la Rose-Croix, Joséphin Péladan continue ses conférences sur l’art, en France et en Europe. Il se consacre aussi à l’écriture. L’ensemble de son œuvre ne comporte pas moins de quatre-vingt-dix volumes incluant, romans, pièces de théâtre (10), études sur l’art ou l’ésotérisme.
Il est aussi l’auteur d’une multitude d’articles pour des revues artistiques. Trois de ses ouvrages seront couronnés par l’Académie Française et en 1917, à une voix près, il faillit succéder à Octave Mirebeau à l’Académie Goncourt. Paul Verlaine lui trouvait un talent considérable et Anatole France voyait en lui un écrivain de race. D’autres comme Alfred Jarry, Paul Valéry, André Breton, Raymond Queneau, Montherlant ou Kandinsky appréciaient son oeuvre. Oublié du grand public, le Sâr Mérodack Péladan était devenu plus modeste. Lorsqu’Alexandra David-Neel le rencontra plus tard au Mercure de France, il n’était plus question de Sâr, mais simplement de Monsieur Joséphin Péladan. Il continua son activité littéraire jusqu’à sa mort le 27 juin 1918.
Parmi les oeuvres de Joséphin Péladan (Collection de la Bibliothèque de l’A.M.O.R.C. au Château d’Omonville) :
Notes :
1. Frontispice de son roman Les Amants de Pise, Paris, 1911, Flammarion.
2. Firmin Boissin, en 1869, dans Visionnaires et illuminé, Paris Liepmannssohn et Dufour, p. 17, présente le vicomte de Lapasse comme « le dernier membre de cette confrérie célèbre » et précise qu’il « ne négligeait jamais l’occasion de réhabiliter les Rose-Croix ». Dans un autre ouvrage, Exentriques disparus, 1890, il indique que le prince Balbiani initia Lapasse dans la Rose-Croix. Jusqu’à ce jour, il n’a pas été possible de démontrer que ce prince ait réellement existé ! Dans son livre, Essai sur la conservation de la vie, Paris 1860, Victor Masson, p. 59, le vicomte de Lapasse parle lui-même des « Rose-Croix, société secrète dont il reste de nos jours quelques adeptes » mais ne se présente pas lui-même comme membre de cette société.
3. Le Figaro du 22 septembre 1891 publia le Manifeste de la Rose-Croix de J. Péladan.
4. Constitution de la Rose-Croix, le Temple et le Graal, Paris 1893, article 1, page 21.
5. L’art idéaliste et mystique, doctrine de l’Ordre et du salon annuel des Rose+Croix, Paris 1894, Chamuel, p. 33.
6. Salon de la R+C règle et monitoire, opus cité p. 8.
7. Léonce de Larmandie, collaborateur de J. Péladan, dans Entr’acte Idéal. Paris 1903, Chacornac, a retracé les difficultés et les succès des divers salons.
8. Sur ce musicien, voir « Esotérik Satie », revue Rose-Croix numéro 168 pp. 31-37.
9. Pierre Jullian, Les Symbolistes, Paris 1973, p. 47.
10. Sa pièce Œdipe et le Sphinx, fut créée au théâtre antique d’Orange le 1er août 1903 et l’année suivante au même endroit on donna Sémiramis, avec le concours d’acteurs de la Comédie Française, comme Madame Segond-Weber.
Note : Ce texte de Christian Rebisse est extrait du hors-série de la revue Actualité de l’histoire mystérieuse paru en 2001 et consacré à la Rose-Croix.