SECTION INFORMATIQUE
Par Lionel Loiseau, Extrait de la revue «Rose-Croix» n°278
L’éthique est une discipline philosophique, née bien avant l’Antiquité grecque, ayant pour but de définir ce qui devrait être. Philippe de Woot(1) affirme qu’elle « commence au premier cri de souffrance humaine », ce qui permet diverses interprétations concordantes.
Après avoir motorisé la force brute, l’informatique, quant à elle, permet désormais à l’Homme de mécaniser sa force cérébrale, sa puissance de calcul, son entendement, sa faculté à trier et à catégoriser, son intelligence conceptuelle issue de la production d’artéfacts, ses prouesses intellectuelles, ses raisonnements, et de stocker durable- ment ses connaissances et sa mémoire.
Parmi toutes les machines inventées par l’Homme, l’ordinateur est celle qui se rapproche particulièrement du concept anthropologique suivant : des organes sensoriels pour capturer les informations en entrée (par exemple le clavier et la souris), des organes – distincts – de traitement et de mémorisation de l’information, et des organes visuels de restitution en sortie (l’écran plus particulièrement, mais aussi l’imprimante).
Quant aux « smartphones », ces petites prothèses électroniques et digitales, au sens étymologique du terme, ces boîtes opaques intelligentes qui enregistrent nos faits et gestes en tout lieu et à tout instant, ce sont des « exocerveaux » qui nous relient aux autres, aux informations, à l’univers internet, et plus particulièrement au « Cloud », transformant ainsi notre planète, siège de la Création, en une opportune et vaporeuse « technosphère ».
De prime abord, il pourrait paraître incongru de vouloir associer ces deux termes, informatique et éthique, n’appartenant pas au même registre lexical. Si toutes les deux se revendiquent comme des sciences, l’une est traditionnelle, millénaire, humaine et sociale, se développe dans la délibération intérieure et dans le temps long, voire lent, l’autre, par opposition, est récente et particulièrement contemporaine. Paradoxalement invisible mais singulièrement envahissante, allant même jusqu’à se revendiquer artificielle, l’informatique est à l’image de notre monde moderne : caractérisée par une recherche constante de la vitesse, de l’accélération, de l’instantanéité et du temps court.
Nous pensons qu’il est plus que d’actualité d’associer ces deux termes ; ne serait-ce que parce que cela nous permet de faire un pas de côté, de réfléchir sur la marche du monde, de redéfinir notre relation au progrès, et notamment de déterminer si nous pourrions être en mesure ou pas de le façonner.
Car, finalement, cette informatique-là, que l’on a vu naître en quelques décennies, a pris une place tellement prééminente dans nos vies qu’il nous semble important de nous questionner sur sa portée, sur sa mesure et sur ses bienfaits. Cette informatique-là que nous vivons, que nous possédons mais qui, d’une certaine manière aussi nous possède, est-elle éthique ? A-t-elle la place qu’elle mérite dans la socié- té, dans une forme d’équilibre réfléchi, de juste mesure ? Alors qu’elle consacre la virtualisation et l’artificialisation des concepts, a-t-elle la place, disons « naturelle », qui lui revient ? Est-elle utile ? Est-elle juste ? Est-elle au service du vrai, du beau, du bien ? Conduit-elle au bonheur de l’homme ? De la société ? Globalement de la planète ?
L’informatique a-t-elle la place qu’elle mérite ?
Le site Worldometer.info(2), que nous vous invitons à consulter, utilise des données et statistiques émanant des organismes les plus réputés au monde. Il est géré par une équipe internationale de développeurs, chercheurs et bénévoles dans le but de rendre les statistiques mondiales disponibles au plus large public dans un format qui fait réfléchir. On y apprend ainsi que la population mondiale s’établit à 7,8 milliards d’individus, dont 4,6 milliards, c’est-à-dire 58%, sont des internautes, y compris les vieillards et les enfants, que ce nombre d’internautes progresse bien plus vite que celui des naissances. Dans le même temps, on constate que 11% de la population sont sous- alimentés et que 10% n’ont pas d’accès à un point d’eau potable. La place de l’informatique semble donc considérable ! Être internaute aujourd’hui semble correspondre à un besoin essentiel, et dans des proportions comparables à la satisfaction de besoins absolus.
Selon une étude réalisée par Hootsuite(3), et relayée par Statista, ce ne serait pas moins de 3h40 par jour, via son ordinateur personnel, et 1h08 par jour, au travers de son smartphone, qu’un français moyen consommerait de temps sur internet. C’est donc presque 5 heures de la journée(4) qui sont immobilisées devant des écrans, au détriment de l’environnement sensible, des paysages, des relations sociales directes avec les autres, avec sa famille, et de notre monologue intérieur…
Il faut dire que l’économie de l’informatique est une économie extractiviste qui, appliquant littéralement l’adage « le temps, c’est de l’argent », se repaît de notre attention, c’est-à-dire de notre temps. Dans un monde où l’offre informationnelle est tellement abondante et ubiquitaire, la ressource critique et rare à exploiter n’est plus l’information en elle- même, ou le divertisse- ment à consommer, mais le temps dont nous dispo- sons et que nous sommes prêts à y consacrer.
Selon une étude de juin 2016 de Dscout, un « mobinaute » ordinaire toucherait, en moyenne, son smartphone 2617 fois dans une journée(5), soit presque 2 fois par minute. Une journée ne faisant que 24 heures, c’est donc notre temps de sommeil qui non seulement est le plus important en termes de quantité, mais aussi celui qui est le plus recruté par cette économie. Viennent ensuite la mobilisation du temps de travail rémunéré, couramment passé devant un écran, puis celle des loisirs, des déplacements, des soins apportés aux autres et à notre famille. Tous sont devenus des espaces menacés vis-à-vis de ces armes de distraction massive que représentent ordinateurs et smartphones.
Les conséquences sanitaires d’une telle exposition passive aux écrans ne sont pas encore bien connues. Michel Desmurget, un chercheur français spécialisé en neurosciences, lance avec un titre évocateur, « La fabrique du crétin digital(6) », une alerte pour le développement cognitif de nos enfants. « Ce que nous faisons subir à nos enfants », déclare-t-il, « est inexcusable. Jamais sans doute, dans l’histoire de l’humanité, une telle expérience de décérébration n’avait été conduite à aussi grande échelle. » Les parents sont ainsi alertés sur la nécessité de modérer l’accès aux écrans dans leur foyer.
De l’autre côté de la chaîne de consommation, la démocratisation de l’informatique et une telle utilisation massive de smartphones et d’ordinateurs en tout genre ont favorisé une hyper-concentration d’acteurs privés, particulièrement américains et chinois. Ces entreprises- là ont prospéré à un point tel qu’elles se sont invitées au banquet des sociétés multinationales les plus opulentes. Depuis bientôt dix ans, ce ne sont pas moins de sept entreprises technologiques informa- tiques qui figurent dans le classement des dix entreprises les plus prospères(7).
À défaut de savoir si l’informatique est à la place qu’elle mérite dans notre société, nous ne pouvons que nous incliner devant sa prépondérance, pour ne pas dire son hégémonie, d’où l’intérêt de nos délibérations éthiques dans cette course frénétique vers le progrès.
L’informatique est-elle utile ?
L’informatique est utile. On pensera notamment aux domaines de la recherche médicale ou de l’astronomie, de l’apprentissage des langues, de la prise en charge des problèmes de traduction, de la formation de connaissances nouvelles nécessaires aux êtres humains, au développement de leurs capacités biologiques, psychologiques, sociales, politiques ou encore économiques, et aussi pour maintenir le contact avec nos proches, ou encore cartographier et naviguer dans les territoires.
Pour les entreprises, l’informatique est devenue tellement indispensable qu’elle menace les emplois et ainsi le tissu social. Car, après l’automatisation des tâches agricoles, puis manufacturières, c’est désormais l’industrie des services et l’emploi des cadres qui est inquiétée.
Pourtant, nous devons reconnaître que si nous n’avons jamais été exposés à une telle immensité de savoir, accessible facilement au bout de l’index, nous n’avons jamais eu à subir non plus une telle immensi- té de bêtises et de futilité. Elle reste une technologie extraordinaire utilisée par des humains malheureusement bien ordinaires. Permettant potentiellement de contacter n’importe quel habitant de la planète, elle peut être futile dans les mêmes proportions et prendre toutes les apparences du narcissisme et de la superficialité.
Avec l’effondrement et la dispersion de la famille nucléaire, de la famille élargie et de la communauté locale, les médias sociaux ont essayé de combler un manque d’intimité, de sociabilité et de familiarité, de prévenir un potentiel de solitude et d’anonymat qui accompagne le développement et les rythmes urbains, nourrissant le consumérisme individuel correspondant, créant ainsi une nouvelle chronologie affective fondée sur l’hyper-connectivité et sur l’immédiateté, et tentant aussi de convertir et de numériser l’un des plus anciens attributs de l’humanité.
Dans le monde numérique, non seulement la réciprocité de l’amitié n’est pas gérée, mais la rareté et l’intimité ne sont pas rentables. Tout le système est conçu pour élargir la relation d’amitié restreinte à un réseau le plus quantitatif possible. L’échelle globale et uniforme du réseau vise à donner à voir, à manifester, à artificialiser une relation intime qui ne le devient plus. L’amitié n’est plus un rapport entre deux ou plusieurs individus, elle devient une communication, une mise en scène, de cette relation elle-même. Ainsi dédoublée, elle s’en trouve banalisée dans sa richesse et dans sa singularité.
L’informatique est-elle juste ?
L’informatique semble être une technologie neutre, et suffisamment omniprésente pour qu’elle puisse être mise au service de causes justes ou non. A priori, les algorithmes sont réputés exacts et n’ont pas de préjugés. À ce titre, ils ne peuvent d’ailleurs pas davantage les reconnaître ni les combattre.
Pourtant, avec le « machine learning(8) » et la « data science », qui contrairement à son appellation est plus une technique qu’une véritable science, ils sont susceptibles de les amplifier au fil de la collecte de données. Ils donnent lieu à ce que l’on appelle des prophéties auto-réalisatrices. Basés sur des biais sociaux préexistants, ils peuvent stigmatiser encore davantage des minorités déjà fragiles.
Aux États-Unis, depuis 2012, les algorithmes prédictifs du logiciel Palentir(9) permettent aux forces de police de Los Angeles de mobiliser ses agents sur la base d’un registre de délinquants potentiels. Il leur est reproché de favoriser une « boucle de rétroaction raciste », car la population « noire » est surreprésentée. Compas, un autre algorithme prédictif, produit depuis 2014, encore aux États-Unis, une probabilité qu’un prisonnier récidive dès sa sortie de prison. Elle peut être utilisée par les juges de Floride pour des libérations conditionnelles. Des journalistes de ProPublica ont démontré en 2016 que cet algorithme souffrait aussi d’un biais raciste(10).
Les exemples de biais découverts dans des algorithmes pourraient être multipliés à l’envi, qu’il s’agisse de reconnaissance biométrique ou du moteur de recherche Google, où des recherches effectuées symétriquement ont donné, ironiquement, ce que nous appellerions des résultats contrastés(11). Nous savons aussi que les algorithmes de recrutement d’Amazon ont pendant un certain temps discriminé les femmes(12), ou que les algorithmes de l’Apple Card accordent une ligne de crédit plus importante aux hommes qu’à leurs épouses(13).
On sait par ailleurs que les algorithmes de recommandations sont clivants. Neal Mohan, le chef produit YouTube de Google, proclame que plus de 70% du temps de visionnage sur sa plateforme provient de ses recommandations algorithmiques. De la même manière que des passants s’attardent devant une bagarre de rue, ces algorithmes sont optimisés pour provoquer notre attention, nous faire consommer le plus de temps possible, et ainsi afficher le plus de publicités possibles, ceci au détriment de vidéos présentant des propos plus nuancés, respectueux, ou optimistes pour la société.
Il apparaît aussi que les algorithmes, s’agissant d’intelligence artificielle, ne sont pas juridiquement responsables – peut-on parler de justice quand il n’y a pas de responsabilité à répondre de ses actes ? Par ailleurs, ces mêmes algorithmes sont systématiquement opaques. Ni eux, ni nous, ne savons ce qu’ils savent, ce qu’ils ne savent pas, ni pourquoi ils peuvent prendre telle ou telle décision, transformant ainsi les hommes de science en simples opérateurs.
À l’heure où l’intelligence artificielle est en passe de piloter nos véhicules, prend des décisions importantes concernant notre santé ou intervient dans le domaine militaire, qu’elle soit juste et explicable est une condition sine qua none de son « acceptabilité »(14). Et pour celui qui considère la vie avec une dimension spirituelle, qui voit dans son existence sur Terre l’accomplissement d’un dessein encore plus grand, la substitution progressive de son libre arbitre au profit de décisions algorithmiques ne peut être que de nature à diluer davantage la place accordée au sacré et au divin.
L’informatique est-elle au service de la vérité ?
Alors que « selfie » était le mot de l’année 2013, le terme « fake news », largement popularisé par Donald Trump, est devenu celui de l’année 2017. Internet et les médias sociaux ont libéré la parole, et surtout donné une audience, et une potentielle viralité, à des millions de vérités individuelles, de délires, de théories, de présomptions, d’arrogances, d’insignifiances, de futilités, d’inepties et de sornettes en tout genre.
Ce qui est consternant, c’est qu’Internet et les médias sociaux fournissent une viabilité économique à propager de la désinformation permettant de générer de l’attention, de l’audience et du trafic de passage. Sur le site « Fake it to make it(15) », par exemple, nous y sommes instruits, pas à pas, à créer notre propre site, à recopier et à travestir des articles existants, à les propager sur les médias sociaux, à générer ainsi un trafic suffisant pour rentabiliser notre investissement initial par des recettes monétisées sous forme d’encarts publicitaires, de revente de données personnelles ou de propagations de logiciels malveillants extorquant et rançonnant les curieux. Si l’information de qualité est généralement payante, la propagande et la trouble et visqueuse écume des faits du jour, signifiants ou non, ont tous les atours de la gratuité.
À l’heure de la politique du tweet, des élections qui se gagnent aussi sur les médias sociaux, de présidents élus issus de la téléréalité, de personnalités « borderline » qui feraient de bons personnages de méchants de séries B, les « fake news » accentuent encore davantage un dangereux phénomène de polarisation politique passionnelle observé depuis déjà plusieurs décennies aux États-Unis(16), mais aussi dans les démocraties occidentales.
L’informatique est-elle bonne pour l’Homme, pour la société et pour la planète ?
L’informatique est-elle bonne pour l’Homme ? Si l’utilité indéniable de l’informatique explique son développement spectaculaire, c’est au prix d’un lucratif modèle capitaliste de surveillance de masse, permet- tant de monétiser notre temps d’attention et nos potentiels actes d’achat, contre la mise aux enchères de mots clés et la collecte de nos données personnelles.
Ce capitalisme est structuré en plusieurs couches concentriques. Derrière la façade des grandes plateformes emblématiques telles que nous les connaissons(17), se cachent un grand nombre d’acteurs clandestins ou semi-clandestins que nous baptiserons pudiquement des « courtiers en données personnelles ». Leur vocation est de recomposer nos données personnelles en profils commerciaux, mais politiques aussi(18), avec une obsession particulière autour de la prévisibilité de nos comportements.
Contre la gratuité de leur moteur de recherche, de leurs médias sociaux ou de leur messagerie, les géants du web tracent ainsi nos navigations, pistent nos déplacements géographiques, et participent au profilage de nos personnalités vérifiant ainsi l’adage « si c’est gratuit, c’est toi le produit ».
Dans les détails, 93% des visites des 1,4 milliard de sites internet commencent d’abord par un moteur de recherche, sachant que 83% des Français sont susceptibles d’acheter en ligne. Si par exemple, nous saisissons les mots clés « publicité internet » dans la barre de recherche du plus célèbre moteur de recherche, apparaissent – gratuitement pour nous – avant les liens « naturels », des liens dits « commandités » pointant vers les sites des quatre sociétés ayant acheté l’emplacement aux enchères.
Il est établi que la probabilité que nous cliquions sur un de ces liens commandités, en début de recherche, s’élève à 33% et que 75% de nos recherches, par ailleurs, ne dépasseront pas la première page de résultats. Mais là où Google est redoutable, c’est que recherche après recherche, il mémorise les mots clés que nous avons saisis pour en déduire nos centres d’intérêt et nos potentielles intentions d’achat. Il peut aussi les croiser avec nos déplacements géographiques via les localisations GPS de nos smartphones, aboutissant à un système sans précédent de prédation de nos centres d’intérêt. En 2010, Mark Zuckerberg, l’emblématique patron de Facebook déclarait : « La vie privée est une norme sociale dépassée. » Dans ce système de catégorisation, désormais, non seulement l’informatique est au service de l’Homme, mais l’Homme aussi, qu’il le veuille ou non, est au service de l’informatique.
Par un malicieux renversement de situation, nous étions les chasseurs singuliers en train de fourrager des informations ou du divertissement sur la Toile, nous devenons le gibier apporté sur un plateau à des annonceurs en tout genre. Nous étions le sujet, nous devenons l’objet. En tant que « produit », nous troquons ainsi nos désirs de connaissance, de divertissement, d’actualités de nos amis contre un « parcage » en règle dans des catégories de consommation. À l’instar de la traçabilité des chaînes de production alimentaire, nous sommes suivis de bout en bout, au mépris de notre histoire, de notre singularité, pour ne pas dire de notre dignité humaine. Disons-le brutalement, nous devenons une matière première, un bien de consommation.
De l’autre côté de la chaîne, nos données personnelles s’achètent et se louent comme de vulgaires matières premières, créant ainsi de nouvelles formes de trafic. Ainsi, le site calc.datum.org(19) met à notre disposition un calculateur permettant d’évaluer combien une poignée d’entreprises régnant dans le ciel, c’est-à-dire dans le « cloud », peut espérer obtenir – légalement(20) – de nos données personnelles qui, contrairement à leur adjectif, ne nous appartiennent plus.
Cette entreprise marchande trouve aussi son prolongement sécuritaire avec l’obsession que peuvent avoir des gouvernements, des villes, ou des forces de police de faire progressivement disparaître l’anonymat, c’est-à-dire un potentiel de menaces, de l’espace public. Si la société le veut, la technologie le peut.
L’informatique est-elle bonne pour la société ? La force de l’invention scientifique, de l’aventure technologique, s’est retrouvée diluée dans les lois du marché et de la rentabilité. Si des plateformes comme Amazon, Uber, AirBnB, ou Deliveroo, ont su tirer « les marrons du feu » en organisant la mise en relation de particuliers férus de technologie, c’est au détriment des commerces traditionnels de proximité, mettant ainsi encore plus à mal le tissu social, et en créant aussi au passage une nouvelle classe de prolétaires de l’algorithme.
Ainsi, Amazon Mechanical Turk, par exemple, littéralement le « turc mécanique d’Amazon », est un service de micro-travail lancé par Amazon fin 2005. C’est une plateforme web dite de« crowdsourcing » qui vise à faire effectuer par des humains des tâches faiblement complexes. Il s’agit souvent d’analyser ou de produire de l’information dans des domaines où l’intelligence artificielle reste encore trop peu performante, par exemple pour catégoriser le contenu d’images. On parlera ainsi d’intelligence artificiellement artificielle. Chaque tâche est « myriadisée » en petits éléments distribués partout dans le monde et rémunérés en proportion. Grâce à ceci, Jeff Bezos, le patron d’Amazon et l’un des hommes les plus riches du monde, a pu fièrement annoncer que sa plateforme vendait de « l’humain en tant que service » sans qu’il n’y ait eu ni de contrat de travail ni de protection sociale.
L’informatique est-elle bonne pour la planète ? L’informatique est une industrie lourde remarquable par sa croissance fulgurante. Dans le monde réel comme dans le monde virtuel, l’abondance généralisée d’ordinateurs, de téléphones, de tablettes, de serveurs, de puissance de calcul et de transmission, d’objets connectés, s’effectue au détriment de la facture – ou plutôt du « fardeau » – écologique. Loin du nuage libérateur, léger et éthéré, le cloud repose sur d’innombrables machines, entassées dans des hectares de data centers disséminés partout sur la planète, et extrêmement gourmands en énergie, dont près de la moitié est dépensée par la climatisation. Disons-le brutalement, si le cloud était vraiment un nuage aujourd’hui, ce serait plutôt un nuage toxique de fumée rejetée par la combustion de pétrole, de charbon ou de gaz.
Dépendant exclusivement de l’énergie électrique, lointaine et invisible, il nous paraît difficile à croire que nous polluons en papillon- nant sur Internet depuis notre canapé, car cela n’apparaît pas sur notre facture électrique. Et pourtant, si Internet était une nation, elle serait la troisième plus grosse consommatrice d’électricité de la planète. Dans un rapport de juillet 2019 baptisé « Climat : l’insoutenable usage de la vidéo en ligne », le Shift Project expose en contexte que l’informatique émet 4% des gaz à effet de serre du monde, soit davantage que le transport aérien civil. Cette part pourrait doubler d’ici 2025 pour atteindre la part actuelle des émissions de nos voitures. Dans ce rapport, la vidéo en ligne est stigmatisée, car elle représente 80 % du trafic Internet mondial. Elle se décompose en vidéos à la demande à hauteur de 34%, en pornographie à 27%, de tubes à 21% et d’autres à 18%. Une grande partie de l’électricité bien réelle extraite de la combustion est donc consacrée à visionner des fictions et des chimères.
Nous savons aussi que 70 kilogrammes de matières premières doivent être mobilisés pour extraire les minéraux nécessaires à la fabrication de nos millions de smartphones, soit 600 fois le poids d’un téléphone, et qu’il faut réaliser quatre fois le tour du monde pour le fabriquer. Nous pourrions disserter à loisir de l’utilité, de la futilité, de la vacuité, ou de la nocivité de nos usages numériques si leur empreinte écologique n’était pas aussi tragiquement irresponsable. Il est plus que temps d’infléchir le cours du progrès !
Avec la pollution généralisée, l’effondrement de la biodiversité, la raréfaction des ressources, le dérèglement climatique engendré par les pics des émissions des gaz à effet de serre, nous sommes en passe de rendre le monde immonde. La fin des temps n’est plus un fait religieux. Elle est à la portée de l’Homme. Tout nous laisse à penser que nous sommes au temps de la fin. Avec notre conscience de ce phénomène, tout ce que nous faisons innocemment au jour le jour peut désormais se réinterpréter comme une accélération du temps de la fin.
Il y a quelque chose de terrible à considérer qu’il y ait une fin, qui projette ainsi son ombre sur notre futur, alors que, paradoxalement, toutes nos vies, faits, et gestes, sont désormais enregistrés et mémorisés. Avec notre vision purement mécaniste de la Nature, où tout ce qu’elle a à nous donner a une valeur de marché, le progrès constitue, de fait, non plus une élévation de l’Homme, mais un arrachement à la nature. Et nous avons une responsabilité particulière du fait de notre libre arbitre éthique.
La situation actuelle est magistralement résumée par une pensée d’Edward Osborne Wilson, fondateur de la sociobiologie : « le réel problème de l’humanité est le suivant : nous avons des émotions paléolithiques, des institutions moyenâgeuses et une technologie semblable à Dieu », en l’occurrence une technologie qui croît de manière exponentielle. En tant qu’individus, nos cerveaux, nos pulsions et nos raisonnements ne sont pas structurés pour aborder un tel bouleversement vertigineux. Quant à la pensée politique, sans intentions préconçues, dépassée par une vitesse qui multiplie par deux les capacités de calcul tous les 18 mois, et qui créé un nouveau concept de réseau social en moins de 15 ans, elle est mise à la remorque de l’économie du numérique qui assume des missions de service public.
Finalement, associer éthique et informatique, c’est confronter notre humanité à la modernité, notre authenticité à l’artificialité, notre passivité à une technologie envahissante, sollicitante et subordonnante. Quelle place voulons-nous accorder aux machines dans nos vies ? C’est une question d’agentivité(21). Quels actes voulons-nous déléguer à des machines dans nos vies ? Laver nos lessives ? Nous véhiculer d’un point A à un point B ? Décider de nos primes d’assurance, de nos dossiers médicaux, de l’orientation scolaire de nos enfants ? Quelle place voulons-nous accorder aux écrans dans nos vies ?
Nous finançons cette industrie avec nos données personnelles. Ce n’est pas parce que nous n’avons rien à cacher que nous avons tout à montrer. De la même façon, ce n’est pas parce que nous n’avons rien à dire que nous pouvons être contre la liberté d’expression.
Nous espérons par ces délibérations contribuer à une prise de conscience, à une réflexion sur nos usages, et sur la relation que nous devrions entretenir vis-à-vis de ce progrès technologique, car il est vraisemblablement possible de donner un peu plus de sens à nos vies numériques. Par-delà le ton que nous avons adopté, tout est une affaire de « juste mesure », d’éthique individuelle. Charge à chacun d’entre nous de s’interroger, de mettre de l’ordre dans sa vie numérique, et de trouver son oscillation, son usage, et son dosage, entre le « on va bien trouver une solution » et le « réformons sans plus attendre drastiquement nos usages du numérique ». Après tout, « qu’est-ce que le bonheur, sinon le simple accord entre un homme et la vie qu’il mène(22) » ? Souvenons-nous de nos ancêtres bipèdes qui se sont arrachés à leur condition animale. Toute cette évolution n’aurait-elle abouti qu’à ce que nous papillonnions depuis notre canapé à regarder des vidéos de chatons ?
Notes
- Philippe de Woot est docteur en droit et en sciences économiques et pionnier de la responsabilité sociale et environnementale en entreprise.
- https://www.worldometers.info/fr/
- https://www.journaldunet.com/media/publishers/1191436-infographie-les-pays-qui-passent-le-plus-de-temps-sur-internet-selon- statista/
- Selon une autre étude, (https://www.pewresearch.org/fact-tank/2019/07/25/americans-going-online-almost-constantly/), 28% des américains sont même connectés en continu !
- https://blog.dscout.com/mobile-touches
- Aux éditions du Seuil, 2019.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/ Liste_des_entreprises_par_capitalisation_boursière#2011-2020
- Apprentissage automatique par une machine
- Un palentir, ou « pierre de vision » ou encore « pierre clairvoyante », est un objet légendaire de la trilogie du « Seigneur des anneaux » de J.R.R. Tolkien.
- https://www.propublica.org/article/machine-bias-risk-assessments-in-criminal-sentencing
- https://eu.usatoday.com/story/tech/news/2016/06/09/google-image-search-three-black-teenagers-three-white-teenagers/85648838/
- https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/quand-le-logiciel-de-recrutement-damazon-discrimine-les-femmes-141753
- https://siecledigital.fr/2019/11/12/apple-card-accuse-de-discrimination-envers-les-femmes/
- Il s’agit en réalité de l’illusion d’un choix, de la possibilité d’un débat, mais le processus est implacable.
- https://www.fakeittomakeitgame.com
- Donald Trump parvient même à politiser les prévisions météorologiques de l’Alabama https://www.lesoleil.com/actualite/monde/letrange-tempete-declenchee-par-trump-au-service-meteo-americain-9684468e2c- 9083c23dde96d9676b0087
- Cf. le classement des entreprises les plus opulentes.
- Dont Cambridge Analytica est un exemple parmi tant d’autres.
- https://calc.datum.org
- Nous n’abordons pas ici le marché noir des données personnelles concernant par exemple le trafic des codes d’identifiant bancaire (« CVV », « Dumps », ou « Fullz »), de ceux des organismes sociaux, des données médicales ou des chèques cadeau.
- En sciences sociales et en philosophie, l’« agency » ou « agentivité » est la faculté d’action d’un être ; sa capacité à agir sur le monde et les choses qui l’entoure, à les transformer ou les influencer.
- Citation d’Albert Camus.