La plupart des historiens situent les débuts du rosicrucianisme au XVIIe siècle, mais on peut déceler les germes qui lui donnèrent naissance dans un passé beaucoup plus lointain. Michael Maier (1569-1622) déclara d’ailleurs que les origines de l’Ordre de la Rose-Croix étaient égyptiennes, brahmaniques, issues des Mystères d’Éleusis et de Samothrace, des Mages de Perse, des Pythagoriciens et des Arabes (Silentium post clamores (1617). Hermann Fictuld, dans Aureum Vellus (1749), prétendait que la doctrine de la Fraternité était l’héritière de l’Ordre de la Toison d’Or, fondé à Bruges en 1492 par Philippe le Bon. Par ailleurs, l’un des premiers écrits rosicruciens, la Fama Fraternitatis (1614), précise : « Notre philosophie n’est rien de nouveau ; elle est conforme à celle dont Adam hérita après la Chute, et que pratiquèrent Moïse et Salomon ».
Quant aux textes rosicruciens, ils rapportent que l’Ordre de la Rose-Croix aurait été fondé par Christian Rosenkreutz au XVe siècle. Mais il faut se garder de prendre cela au pied de la lettre, car Christian Rosenkreutz est un personnage symbolique n’ayant pas réellement existé. Cette symbolique renvoie à un concept important dans l’histoire de l’ésotérisme, celui de « Tradition primordiale ». Ainsi, il y aurait eu, dans les temps antiques, une « Révélation primordiale » qu’une succession de sages, d’initiés, se serait transmise à travers les âges, et c’est à cette lignée que se rattacherait l’Ordre de la Rose-Croix.
Sur le plan historique, le rosicrucianisme apparaît au début du XVIIe siècle, période durant laquelle l’Europe traverse une véritable crise morale. De nombreuses découvertes scientifiques, telles que l’héliocentrisme, la lunette astronomique et le microscope, mais aussi celle de nouvelles terres comme les Amériques, bouleversent l’image que l’homme se faisait jusqu’alors du monde. Avec la Réforme protestante, l’Europe fait également face à une grave crise religieuse. On s’entretue au nom de Dieu ! À cette situation s’ajoutent des épidémies de peste et des conditions climatiques qui entraînent la famine. Ces événements contribuent tout autant à l’instauration d’un climat de fin des temps qu’à celui d’un espoir en un avenir meilleur. C’est dans ce contexte agité qu’apparaît la Rose-Croix.
Les Manifestes rosicruciens
En 1614, à Cassel, en Allemagne, paraît la Fama Fraternitatis, un Manifeste anonyme dans lequel les frères de la Rose-Croix proposent de révéler des connaissances fabuleuses, dont les vertus permettraient d’instaurer la paix et la prospérité. (Ce texte circulait depuis 1610 sous forme de manuscrit.) Cette première publication est suivie d’une deuxième, la Confessio Fraternitatis, en 1615. Dans cette dernière, l’Ordre se présente comme missionné pour révéler une « nouvelle forteresse de la Vérité », un antidote à l’« ancienne philosophie moribonde » qui a conduit la Chrétienté européenne au chaos. Enfin, un troisième texte rosicrucien, les Noces chymiques de Christian Rosenkreutz, est publié en 1616. Il s’agit d’un roman utilisant la symbolique alchimique. Ces trois textes sont communément appelés : les « Manifestes rosicruciens ».
Mis à part le troisième Manifeste, dont l’auteur avéré est Johann Valentin Andreæ (1586-1654), un pasteur luthérien, on ignore qui écrivit les deux premiers. Selon toute vraisemblance, ils sont l’œuvre d’un petit groupe qu’on désigne sous le nom de « cercle de Tübingen ». Cette communauté informelle comprenait une vingtaine de personnes passionnées d’alchimie, de kabbale et de mystique chrétienne, parmi lesquels figuraient : Tobias Hess, Christoph Besold, Johann Arndt, Wilhelm von Wense et Johann Valentin Andreæ lui-même.
D’une manière générale, les Manifestes rosicruciens puisent leurs réflexions dans trois courants de la Tradition : le paracelsisme, le joachisme et l’hermétisme de la Renaissance. Ils s’inspirent aussi de l’Ars Magna, c’est-à-dire des combinaisons universelles du savoir, de Raymond Lulle. Ils puisent également dans la mystique rhénane, notamment à travers Johann Arndt (1555-1621). Celui-ci, pasteur, théologien, médecin, alchimiste, marqué par les idées de Tauler et de Valentin Weigel, a élaboré une « théologie mystique » qui insiste sur l’importance de la régénération intérieure, sur la nécessité de la naissance du divin à l’intérieur de l’homme.
Dès la publication des Manifestes, Johann Valentin Andreæ fut suspecté d’en être l’auteur. Il s’en défendit aussitôt, présentant la Rose-Croix comme un Ludibrium, une farce. L’historienne Frances Yates a montré que dans la bouche de ce personnage, ce mot n’avait pas un sens péjoratif (cf. La Lumière des Rose-Croix). Johann Valentin Andreæ est d’ailleurs l’auteur de nombreux textes et récits plus ou moins symboliques, par lesquels il a tenté de conduire les hommes de son temps à instaurer une société plus juste. Comme le dit Roland Edighoffer, les premiers écrits rosicruciens apparaissent non pas comme une farce, mais effectivement « comme un essai de solution aux graves problèmes qui se posaient aux hommes de ce temps dans les domaines de la religion, de la politique, de la philosophie, des sciences » (Les Rose-Croix et la crise de conscience européenne au XVIIe siècle). Dans une société en pleine crise, le projet rosicrucien était de mettre le savoir au service de l’homme. Il proposait que les progrès réalisés par la science, additionnés aux connaissances tenant de l’ésotérisme, soient mis à profit pour le bien commun. À l’esprit de concurrence entre les peuples, les Rosicruciens opposaient celui de coopération, de fraternité et de partage.
Le rayonnement des Manifestes
Les Manifestes connurent un succès considérable en Europe. Leur publication entraîna l’édition de très nombreux ouvrages. Pour la période qui s’étend de 1614 au XVIIIe siècle, on compte environ neuf cents livres qui expriment les opinions des partisans et des adversaires du projet rosicrucien. En Angleterre, Robert Fludd défend les Rose-Croix des critiques d’Andreas Libavius. En Allemagne, Michael Maier fait leur apologie, et en France, René Descartes pousse la curiosité jusqu’à partir à leur recherche. L’élan rosicrucien est cependant brisé dès 1618 par la guerre de Trente Ans, qui disperse ses partisans. Plusieurs d’entre eux se réfugient en Hollande ou en Angleterre. On peut souligner que la présence à Londres d’un personnage comme Coménius, un ami de Johann Valentin Andreæ, très marqué par les idées rosicruciennes du « Collège universel du savoir », ne sera pas étrangère à la formation de la Royal Society. On retrouve en effet une partie des idéaux des Manifestes rosicruciens dans cette institution.
En 1623, les Rose-Croix sortent davantage encore de leur anonymat en placardant une mystérieuse affiche dans les rues de Paris :
« Nous, Députés du Collège principal des Frères de la Rose-Croix, faisons séjour visible et invisible en cette ville, par la grâce du Très-Haut, vers lequel se tourne le cœur des Justes. Nous montrons et enseignons sans livres ni marques à parler toutes sortes de langues des pays où nous voulons être, pour tirer les hommes, nos semblables, d’erreur de mort… ».
Cette affiche est bientôt suivie d’une seconde, invitant les chercheurs à rejoindre la Fraternité rosicrucienne. L’événement a un retentissement considérable, au point que Gabriel Naudé parle
« d’un ouragan soufflant sur toute la France à l’annonce de l’arrivée de la mystérieuse Fraternité venue d’Allemagne » « (Instruction à la France sur la Vérité de l’Histoire des Frères de la Rose-Croix, 1623).
La guerre de Trente Ans marque la fin de ce que l’on pourrait appeler la première phase de l’histoire du rosicrucianisme. L’Ordre entre alors dans une période de transition qui voit le rosicrucianisme fleurir à travers divers mouvements ésotériques, comme par exemple la Franc-Maçonnerie. Cette dernière prend corps aux alentours de l’année 1717. Dans la mouvance qui marque l’évolution de ses grades supérieurs, un grade Rose-Croix apparaît autour des années 1760. Bien qu’il ne fasse guère référence à la symbolique rosicrucienne du XVIIe siècle, ce grade jouira d’un grand prestige.
L’évolution du rosicrucianisme
À la fin du XVIIIe siècle, le rosicrucianisme commence à prendre ses distances avec la Franc-Maçonnerie traditionnelle. C’est le cas avec un mouvement tel que la Societas Roseæ et Aureæ Crucis, ou Fraternité de la Rose-Croix d’Or d’Ancien Système, qui se forme en Bavière autour de Johann Rudolp von Bischoffswerder (1714-1803) et de Johann Christoph Wöllner (1732-1800). Ce mouvement maçonnique est très marqué par l’alchimie rosicrucienne, qui occupe une place fondamentale dans sa symbolique. Il est à l’origine de plusieurs publications, comme les Symboles secrets des Rosicruciens des XVIe et XVIIe siècles, (1785 et 1788). Après les Manifestes, c’est la publication rosicrucienne la plus importante.
À la fin de la première moitié du XIXe siècle, l’intérêt pour le rosicrucianisme est relancé par la publication du roman Zanoni, de Sir Edward Bulwer-Lytton (1842). Pendant cette période marquée par la montée du spiritisme et de l’occultisme, la Rose-Croix s’éloigne davantage de la Franc-Maçonnerie. L’une des organisations les plus connues qui apparaissent à cette époque est la Societas Rosicruciana In Anglia (ou S.R.I.A.), qui fut fondée dans les années 1866-1867. Robert Wentworth Little (1840-1878) et William Wynn Westcott (1848-1925), qui en sont les animateurs essentiels, restent néanmoins encore très influencés par le maçonnisme. L’intérêt que les membres de ce groupe éprouvent pour les recherches sur les phénomènes psychiques et le spiritisme les pousse à se pencher sur les pratiques ésotériques et initiatiques des siècles précédents, en particulier la kabbale chrétienne et sa magie évocatoire. Cette tendance s’accentue à travers une autre société initiatique, la Golden Dawn, où ces pratiques deviennent importantes.
Mais une autre forme de rosicrucianisme a survécu hors de la Franc-Maçonnerie. On en trouve des traces dans le sud de la France, à Toulouse, autour du vicomte Lapasse (1792-1867), de Firmin Boissin, l’auteur des Excentriques disparus (1890), et des frères Adrien et Joséphin Péladan, lesquels ont toujours affirmé que le rosicrucianisme n’avait rien à voir avec la Franc-Maçonnerie. En 1887, ce petit groupe donne naissance à l’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix, animé par Stanislas de Guaita (1861-1897) et Joséphin Péladan (1858-1918). Ce dernier, hostile à l’occultisme, se sépare assez vite de ce mouvement pour créer en 1891 l’Ordre de la Rose-Croix Catholique du Temple et du Graal. Cet Ordre original s’oppose à la montée du matérialisme en organisant à Paris des expositions de peinture restées célèbres dans l’histoire de l’art : les Salons de la Rose-Croix. En effet, Joséphin Péladan pensait que la contemplation de la beauté était l’un des moyens les plus efficaces pour porter un autre regard sur le monde, pour pressentir la présence du divin en toutes choses. Erik Satie composera pour cet Ordre des œuvres comme Les Sonneries de la Rose-Croix, qui font partie intégrante du patrimoine musical français.
Après cette époque, le rosicrucianisme entre dans une nouvelle phase. Totalement dégagé des influences maçonniques, il s’ouvre aussi à des formes de spiritualité venues de l’Orient et s’émancipe de la tradition judéo-chrétienne. Il s’éloigne également de l’occultisme occidental en intégrant des pratiques et des doctrines nouvelles. C’est sur une nouvelle terre, les États-Unis, que s’opère cette transformation. Ce pays regroupe des hommes et des femmes venus de multiples nations dont les cultures s’interpénètrent. On y trouve des communautés chrétiennes très diverses, parmi lesquelles figurent des piétistes allemands qui ont apporté avec eux des textes rosicruciens. Les religions d’Orient, bouddhisme et hindouisme, y sont également implantées. Le magnétisme, introduit vers 1836 par Charles Poyan, s’y est développé d’une manière considérable. Comme en Angleterre, il donne naissance à des sociétés d’études psychiques qui tentent de découvrir les aspects les plus mystérieux de la nature humaine. À la fin de l’année 1875, le colonel Henry Olcott et Helena Petrovna Blavatsky créent à New York la Société Théosophique, qui va contribuer à populariser certaines doctrines venues d’Orient, comme la réincarnation, le karma et certaines formes de méditation. Comme en témoigne un texte aussi curieux que le Kybalion, publié en 1908, ces éléments vont enrichir l’héritage de l’ésotérisme occidental.
La naissance de l’A.M.O.R.C.
En 1909, Harvey Spencer Lewis, un ésotériste américain déjà connu dans le monde de la recherche métapsychique, est initié non loin de Toulouse dans une Loge pratiquant un rite rosicrucien ancien, mais dont les activités avaient cessé vers 1850, et détentrice d’une filiation que certains font remonter à Joseph Balsamo, prince Balbiani, à la fin du XVIIIe siècle. Ces Rosicruciens français lui confient ensuite la mission de réactiver l’Ordre aux États-Unis, afin de pouvoir le réintroduire en Europe quand les circonstances le permettraient (la Première Guerre mondiale se profilait déjà). En 1915, après une période d’intense travail préparatoire, il fonde officiellement l’Ancien et Mystique Ordre de la Rose-Croix, toujours connu dans le monde sous le sigle A.M.O.R.C.
De nos jours, l’A.M.O.R.C. est présent dans de nombreux pays, à travers des juridictions regroupant ceux où l’on parle la même langue (francophone, anglophone, allemande, portugaise, espagnole, italienne, japonaise, russe…) Le siège de chaque juridiction, appelé « Grande Loge », est dirigée par un Grand Maître élu pour un mandat de cinq ans renouvelable. Il n’y a pas vraiment de siège international, mais une direction collégiale exercée par tous les Grands Maîtres et supervisée par un Responsable mondial, lui aussi élu dans sa fonction. Actuellement, il s’agit d’un Italien : Claudio Mazzucco. Celui-ci a succédé en 2019 au Français Christian Bernard.
L’A.M.O.R.C. propose à ses membres un cheminement original où se côtoient d’une manière non dogmatique des principes venus des traditions occidentales et orientales. Il rassemble des hommes et des femmes, sans distinction de race, de classe sociale ni de religion. Considéré comme le mouvement rosicrucien le plus actif de notre époque, il publie en 2001 un Manifeste intitulé Positio Fraternitatis Rosae Crucis, qui se place dans la lignée des trois Manifestes parus au XVIIe siècle. En 2014, soit quatre cent ans après la parution de la Fama Fraternitatis, il en publie un deuxième, l’Appellatio Fraternitatis Rosae Crucis, qui est un appel à donner au monde une orientation spiritualiste, humaniste et écologiste. En 2016, c’est finalement une trilogie qui voit le jour avec les Nouvelles Noces chymiques de Christian Rosenkreutz.
Sur un plan interne, l’A.M.O.R.C. perpétue un enseignement et une philosophie conjuguant à la fois spiritualité et humanisme. Précisons également qu’il est reconnu d’utilité publique dans plusieurs pays, en raison notamment de sa contribution à la culture, à l’éducation et à la paix.