Harvey Spencer Lewis naît le 25 novembre 1883. Personnage étonnant et hors du commun, il va donner au rosicrucianisme une dimension qu’il n’avait jamais connue jusqu’alors. D’origine galloise, ses ancêtres sont venus s’installer en Virginie avant la Révolution américaine. Le grand-père d’Harvey, Samuel Lewis, né en 1816, est le descendant de fermiers ayant défriché le sol de la Pennsylvanie. Son père, Aaron Rittenhouse Lewis, excellent calligraphe, s’était associé avec Daniel T. Ames, un chimiste spécialisé dans l’analyse de l’encre et du papier. Ensemble, ils avaient ouvert un cabinet d’expertise en documents et écritures à New York. Comme nous le verrons, le jeune homme héritera des talents de dessinateur de son père.
La vie familiale de Harvey Spencer Lewis contribue beaucoup au développement de sa sensibilité mystique. Chez les Lewis, on ne se contente pas d’aller chaque dimanche au temple méthodiste ; on lit et on commente également la Bible. Jusqu’à sa seizième année, le jeune garçon participe avec enthousiasme aux activités du temple métropolitain de New York. Il aime chanter dans la chorale et écouter les exposés du pasteur, le Dr S. Parkes. Il profite souvent de moments de liberté pour venir méditer dans ce temple. C’est là qu’il connaît ses premières expériences mystiques, saisissements intérieurs qui vont le conduire à s’interroger sur la nature profonde de l’homme, sur la possibilité d’un dialogue entre l’âme et les mondes supérieurs.
En 1900, il termine sa scolarité et trouve un emploi aux éditions Baker et Taylors. Ce travail lui permet d’avoir à sa disposition la quantité de livres nécessaire à son insatiable curiosité. Depuis l’introduction du mesmérisme aux État-Unis par Charles Poyen, un disciple de Puységur, en 1836, l’Amérique, et plus spécialement la ville de New York, se passionne pour le surnaturel, le magnétisme et le spiritisme. De cet engouement sont nés d’une part la New Thought (Pensée Nouvelle) et de l’autre les Instituts de Recherches Psychiques, deux courants d’idées qui vont marquer les années de jeunesse d’Harvey Spencer Lewis.
Une insatiable curiosité
En 1900, il termine sa scolarité et trouve un emploi aux éditions Baker et Taylors. Ce travail lui permet d’avoir à sa disposition la quantité de livres nécessaire à son insatiable curiosité. Depuis l’introduction du mesmérisme aux État-Unis par Charles Poyen, un disciple de Puységur, en 1836, l’Amérique, et plus spécialement la ville de New York, se passionne pour le surnaturel, le magnétisme et le spiritisme. De cet engouement sont nés d’une part la New Thought (Pensée Nouvelle), et d’autre part les Instituts de Recherches Psychiques, deux courants d’idées qui vont marquer la jeunesse de Harvey Spencer Lewis.
La New Thought, contrairement à la Société Théosophique, créée aux États-Unis en 1875 par Helena Petrovna Blavatsky, rejette l’occultisme pur. Elle propose une voie d’épanouissement individuel orientée vers la réalisation du moi à travers des applications concrètes destinées à résoudre les problèmes quotidiens. Les recherches sur les facultés inconnues de l’homme intéressent aussi la communauté scientifique. En 1884, le célèbre psychologue américain William James crée à Boston l’American Society for Psychical Research, filiale d’une société du même type existant à Londres. En 1905, suite au décès de son directeur, le Dr Richard Hodgson, cette société de recherches psychiques cesse ses activités. Cependant, d’autres groupes s’étaient formés, comme la Ligue d’Investigation Psychique de New York, à laquelle Harvey Spencer Lewis avait adhéré en 1902. Bien qu’il n’eut alors que vingt ans, il fut nommé président de cette association.
En mars 1903, Harvey Spencer Lewis épouse Mollie Goldsmith, qui lui donne un fils, Ralph Maxwell, l’année suivante. Harvey Spencer Lewis est alors chargé de la rédaction artistique de l’Evening Herald de New York et préside le comité d’inspection des médiums créé par ce journal. Avec l’aide de ce quotidien, il crée le New York Institute for Psychical Research, groupe composé de scientifiques et de médecins. Parmi les membres de cet Institut figurent des personnalités comme l’écrivain et poétesse Ella Wheeler Wilcox (1850-1919) et le Dr Isaac Kauffmann Funk (1839-1919), bien connu pour ses ouvrages sur les sciences psychiques comme : The Widow’s Mite and Other Psychic Phenomena (Le Denier de la veuve et autres phénomènes psychiques, 1904) ou The Psychic Riddle (L’Énigme psychique, 1907).
Sous la direction de H. Spencer Lewis, le New York Institute for Psychical Research procède à des recherches visant à contrôler les réelles capacités des médiums, ce qui le conduit à démasquer plus de cinquante simulateurs. Pendant cette période, il publie plusieurs articles concernant ces investigations dans différents journaux, comme le New York Herald et le New York World. L’un d’eux, intitulé « Greatest Psychic Wonder of 1906 » (Le plus grand phénomène psychique de 1906), publié en janvier 1907 dans le New York Sunday World, évoque les expériences faites par le New York Institute for Psychical Research avec un jeune médium indien.
Des recherches psychiques
Les recherches psychiques ne satisfont pas Harvey Spencer Lewis, car contrairement à ce qui est alors admis, il ne croit guère que les phénomènes produits par les médiums proviennent de la manifestation d’esprits. Il est persuadé qu’ils trouvent leur origine dans des facultés de l’esprit encore inconnues. Pour parfaire ses connaissances, il étudie les textes de Thomson Jay Hudson (1834-1903). Cet auteur, docteur en philosophie, jouit d’une renommée internationale depuis la publication en 1893 de son premier livre, Law of Psychic Phenomena, a Working Hypothesis for the Systematic Study of Hypnotism, Spiritism, Mental Therapeutic… (La Loi des phénomènes psychiques… ). Harvey Spencer Lewis lit aussi les livres de Sir Oliver Lodge, comme La Survivance humaine, qui étudie des facultés non encore reconnues, ou Au-delà de la philosophie et des livres, des ouvrages plus orientés vers la psychologie.
Au cours des années 1906 et 1907, Harvey Spencer Lewis délaisse les recherches psychiques, qu’il juge finalement stériles. Cette époque est pour lui une période de réflexion. Se livrant quotidiennement à la méditation, il remarque qu’à travers cette pratique il trouve des réponses aux questions touchant les mystères de l’être. Intrigué, il se confie à Mrs May Banks-Stacey (1846-1918), une personne dont il a fait la connaissance à l’Institut de Recherches Psychiques de New York. Cette femme étonnante, veuve du colonel Stacey May Humphreys (1837-1886), était membre de la Société Théosophique et du Theosophist Inner Circle, le cercle intérieur et ésotérique de cette société. Passionnée par l’Orient, elle avait étudié les enseignements de Swami Vivekananda (1862-1902). Elle avait aussi fréquenté l’Eastern Star (l’Étoile d’Orient), l’une des plus anciennes obédiences maçonniques mixtes, ainsi que le Manhattan Mystic Circle, rite maçonnique d’adoption, dont elle semble avoir été l’instigatrice en 1898. May Banks-Stacey était très versée dans l’ésotérisme, notamment en astrologie et en chiromancie. Harvey Spencer Lewis rapporte que lors de l’un de ses voyages en Orient, elle aurait rencontré des Rose-Croix. C’est par la bouche de cette femme qu’il entend parler d’eux pour la première fois. Vivement intéressé, il commence alors à faire des recherches sur cette mystérieuse Fraternité.
À cette époque, Harvey Spencer Lewis n’a que vingt-quatre ans et occupe un emploi d’illustrateur dans un journal de New York. Il s’initie également avec plus ou moins de succès au reportage photographique. Parallèlement à ces activités, il s’occupe toujours de l’Institut de Recherches Psychiques de New York et commence à écrire quelques articles sur les sciences psychiques et l’ésotérisme. En février 1908, il collabore à la revue The Future, une publication mensuelle appartenant à la mouvance de la New Thought. Sous le pseudonyme de Prof. Lewis, il y écrit des articles sur l’astrologie ; sous celui de Royle Thurston, il y publie également le premier article d’une série intitulée The New Ontology. Il présente ce travail comme étant une suite de leçons d’une nouvelle science expliquant la vie et la mort, ainsi que certains phénomènes spirituels. Il aborde des thèmes comme la force vitale, la nourriture, la santé, le magnétisme, l’hypnose, l’énergie psychique… Mais sa collaboration avec cette revue est de courte durée, car deux mois plus tard, il connaît une expérience qui bouleverse son existence.
Une expérience mystique marquante
Au printemps de l’année 1908, le jeudi qui suit Pâques, alors qu’il est installé sur un banc pour y méditer, Harvey Spencer Lewis connaît une expérience mystique qui va décider du reste de son existence. Au cours de cette expérience, il comprend que la connaissance à laquelle il aspire ne se trouve pas dans les livres, mais au plus profond de lui-même. Il acquiert également la conviction qu’il doit se rendre en France pour entrer en contact avec l’Ordre de la Rose-Croix. Cette expérience mystique le marque profondément et devient le point de départ de son « pèlerinage vers l’Est ». Dans l’espoir d’obtenir des informations sur le rosicrucianisme en France, il décide d’écrire à un libraire parisien dont il possède le catalogue. Nous ignorons qui est ce libraire, également présenté comme étant rédacteur en chef d’un journal. On pense qu’il s’agit d’Henri Durville, dont la boutique, à la fois bibliothèque et société d’éditions, était installée au 23 rue Saint-Merri, à Paris. Cette bibliothèque, disposant de plus de huit mille livres et revues sur le magnétisme et l’occultisme, se proposait de prêter aux chercheurs des ouvrages rares. Elle avait aussi une très importante collection de gravures, portraits, autographes ou autres documents en rapport avec ces sujets. Par ailleurs, elle possédait un catalogue très important d’ouvrages, qu’elle commercialisait vers de nombreux pays. Henri Durville était également directeur et secrétaire de rédaction du Journal du magnétisme. Selon le numéro d’octobre 1909 de cette revue, il existait à New York un Collège magnétique, dirigé par le Dr Babbitt, travaillant en relation avec la Société magnétique de France d’Henri Durville. Quelle que soit l’identité du libraire auquel s’adresse Harvey Spencer Lewis, il reçoit bientôt cette réponse :
« Si vous veniez à Paris et si vous ne voyiez pas d’inconvénient à passer au studio de M. …, professeur de langues, résidant n° …, boulevard Saint-Germain, il pourrait peut-être vous dire quelque chose au sujet du cercle sur lequel vous enquêtez. Il serait bon de lui remettre ce billet. Certainement, une lettre lui annonçant votre venue (avec la date et le nom du bateau) serait courtoise. »
Voyage en France
Alors que sa situation financière ne lui permet pas d’envisager un tel voyage, une occasion inattendue se présente la semaine suivante. Son père, Aaron Lewis, expert en documents mais aussi généalogiste réputé, a besoin d’un assistant pour mener en France des recherches pour le compte de la famille Rockfeller. Le 24 juillet 1909, les deux hommes embarquent à bord de l’Amerika, de l’Hamburg-America Line, en direction de l’Europe. Le dimanche 1er août, le bateau arrive à Cherbourg, et les voyageurs gagnent Paris par le train. Les jours qui suivent sont totalement consacrés aux recherches généalogiques, et ce n’est que la semaine suivante que Harvey Spencer Lewis peut rendre visite au professeur de langues du boulevard Saint-Germain et au bouquiniste. Le Voyage d’un pèlerin vers l’Est rapporte ses entretiens avec le professeur, le samedi 7 et le lundi 9 août. Cet homme d’environ quarante-cinq ans, parlant un anglais parfait, l’interroge longuement pour sonder ses intentions. Au terme de leur seconde rencontre, il recommande à son visiteur américain de se rendre dans le Sud de la France, où il recevra d’autres instructions.
Comme indiqué précédemment, le contact avec ce professeur de langues aurait pu être établi par Henri Durville. Cependant, on peut se demander si notre voyageur ne poussa pas ses investigations en se rendant aussi à la célèbre Librairie du merveilleux, fondée par Lucien Chamuel. C’est là que Papus et ses amis organisèrent les premières réunions de l’Ordre Martiniste et de l’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix, et que furent lancées les revues L’Initiation et Le Voile d’Isis. Véritable lieu de rencontre de tous les occultistes parisiens, cette librairie avait été rachetée par Pierre Dujols et Alexandre Thomas. En 1909, les deux hommes travaillent à l’édition des Sept Livres de l’archidoxe magique, de Paracelse, livre qui sera publié sous les auspices de l’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix. Pierre Dujols (1862-1926), un alchimiste en qui certains veulent voir le célèbre Fulcanelli, s’intéresse d’ailleurs à la Rose-Croix. Dans un texte intitulé La Chevalerie amoureuse, troubadours, félibriges et Rose-Croix, il évoque en plusieurs endroits ce mouvement en relation avec Toulouse et l’académie des Jeux floraux. « Des gens bien informés parlent encore, sous le manteau, des modernes Rose-Croix de Toulouse », précise-t-il dans ce texte.
Harvey Spencer Lewis ajoute d’autres éléments dans son autobiographie. Il affirme que ceux auprès de qui il fit son enquête à Paris le soupçonnent de vouloir percer quelque secret de la
Franc-Maçonnerie. Sur ce point, il évoque sa relation avec le libraire parisien, qu’il présente comme l’un des officiers d’une branche de la Franc-Maçonnerie détenant de façon abusive d’anciens manuscrits, des sceaux, des bijoux et d’antiques accessoires ayant appartenu à des Loges rosicruciennes tombées dans l’inactivité. Finalement, malgré les soupçons qui pèsent sur lui, il est orienté vers ceux qui sont capables de le guider vers la lumière qu’il recherche. C’est ainsi qu’il reçoit le conseil de se diriger vers Toulouse.
On peut se demander pourquoi les interlocuteurs de Harvey Spencer Lewis ne lui recommandent pas d’entrer en relation avec ceux qui, à cette époque, sont notoirement connus pour leurs activités rosicruciennes, en particulier Joséphin Péladan et Papus. En effet, l’année précédente, en juin 1908, ce dernier a présidé un congrès qui rassembla plus de dix-sept organisations initiatiques. Cependant, cette manifestation cache mal la crise traversée par les mouvements initiatiques dirigés par Papus, notamment par l’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix, inactif depuis la mort de Stanislas de Guaita en 1897. La même année, Joséphin Péladan a mis en sommeil l’Ordre de la Rose-Croix du Temple et du Graal. Dès lors, on peut comprendre que Harvey Spencer Lewis n’ait pas été orienté vers ces organisations, mais, comme on va le voir, vers la région d’où elles tirent leur origine : Toulouse.
Rencontre à Toulouse
Une fois de plus, la chance, pour ne pas dire la Divine Providence, sourit à notre voyageur, car son père avait justement prévu de partir pour le Sud de la France, de manière à poursuivre ses recherches généalogiques sur la famille Rockfeller. Le lendemain, le mardi 10 août, ils quittent Paris et, à la suite de quelques aventures que Harvey Spencer Lewis interprète comme des mises à l’épreuve, arrivent à Toulouse le mercredi. Le jour suivant, son père continue son travail et se rend au donjon du Capitole pour consulter les archives de la ville. Pendant ce temps, Harvey Spencer Lewis va dans la salle des Illustres du Capitole, où il rencontre un personnage grâce auquel sa quête va enfin aboutir. En effet, après une brève discussion, celui-ci lui remet un papier sur lequel figure le nom de l’avenue où il doit se rendre pour rencontrer des Rosicruciens.
Harvey Spencer Lewis ne donne pas le nom de ce personnage ; il se contente d’indiquer sa profession : photographe. Plus tard, Ralph Maxwell Lewis, son fils, précisera qu’il s’agit d’un éminent photographe. Selon toute vraisemblance, cet homme est Clovis Lassalle (1864-1937), un photographe spécialisé dans les travaux pour les beaux-arts, l’archéologie, le commerce et l’industrie. Cette hypothèse est confirmée par le fait qu’il existe dans les archives personnelles du fondateur de l’A.M.O.R.C. une lettre de lui datée du 26 août 1909. Par ailleurs, il est intéressant de souligner que ce photographe avait eu l’occasion de rencontrer plusieurs fois Firmin Boissin chez les Privat, ses amis imprimeurs. Or, c’est Firmin Boissin qui introduisit Adrien Péladan et Stanislas de Guaita dans la Rose-Croix.
Harvey Spencer Lewis se rend en taxi à l’adresse que le photographe lui a indiquée, car les trolleys ne vont pas jusque-là. Il quitte alors le centre de la ville, traverse la Garonne et effectue un trajet de quelques kilomètres avant de se retrouver face à un bâtiment comportant une vieille tour semblable à celle qui figure sur la gravure que le professeur parisien lui a montrée quelques jours plus tôt. Après avoir gravi les marches d’un escalier circulaire, il atteint l’étage supérieur, où il est accueilli par un homme âgé, portant une longue barbe grise et de longs cheveux blancs légèrement bouclés. La pièce dans laquelle il entre est une chambre carrée, dont les murs sont tapissés de livres. Celui qui le reçoit est l’archiviste d’un mystérieux Ordre de la Rose-Croix, un groupe d’Initiés du Languedoc dont il ne subsiste alors que quelques membres agissant dans la plus grande confidentialité. Harvey Spencer Lewis précise que son interlocuteur est également membre du même petit groupe de Francs-Maçons auquel appartient le libraire parisien qu’il avait rencontré. Après lui avoir montré des archives, le vieil homme lui annonce qu’il a été jugé digne d’en savoir plus, et qu’il va rencontrer le Grand Maître de l’Ordre aujourd’hui même.
Initiation dans l’Ordre de la Rose-Croix
L’après-midi, vers trois heures, Harvey Spencer Lewis prend un autre taxi pour se rendre à l’adresse indiquée par l’archiviste. Il s’éloigne une nouvelle fois de Toulouse, suit une route longeant un cours d’eau, passe par la vieille ville de Tolosa, pour arriver enfin devant un édifice en pierre entouré de hauts murs, situé sur une colline. C’est dans ce château que, selon Le Voyage d’un pèlerin vers l’Est, il va être initié dans l’Ordre de la Rose-Croix. Si ce texte ne donne aucune précision sur la cérémonie, l’autobiographie apporte en revanche des informations intéressantes. On y apprend qu’il est accueilli par le comte Raynaud E. de Bellcastle-Ligne, un homme de soixante-dix-huit ans vivant ici avec sa fille qui est veuve, et dont les moyens de subsistance sont modestes, malgré leurs nobles origines. Après l’initiation elle-même, Harvey Spencer Lewis est autorisé à consulter un recueil dans lequel figurent les principes et les diagrammes majeurs de l’enseignement rosicrucien. On lui permet également de recopier la trame de diverses cérémonies rosicruciennes. D’une malle déposée au centre de la pièce, le comte retire des tabliers symboliques, une nappe d’autel et divers documents d’archives, afin que le nouvel Initié puisse prendre en note les symboles correspondant aux différents degrés de l’Ordre. On lui communique ensuite les informations nécessaires pour implanter le rosicrucianisme en Amérique.
Le lendemain de son initiation dans l’Ordre de la Rose-Croix, le 13 août 1909, Harvey Spencer Lewis écrit à son épouse Mollie :
« Tous les espoirs que j’ai mis en ce voyage se sont réalisés, mais non sans de nombreux tests et épreuves. […] Bel endroit, ici. Je fais beaucoup de photos du vieux bâtiment où j’ai participé aux plus étranges cérémonies que j’ai jamais vues. […] Enfin, je suis dans la R+C, grâce à Dieu – mais les serments et les engagements pris sont exigeants. Combien trouverai-je, en Amérique, de personnes qui, avec moi, sauront les respecter ? ».
Quelques jours plus tard, le 26 août, alors qu’il est de retour à Paris, Harvey Spencer Lewis reçoit une lettre de Clovis Lassalle. Dès le lundi suivant, Aaron Lewis et son fils prennent le chemin du retour. Après une halte à Londres, où ils visitent le British Museum, ils embarquent le mercredi 1er septembre à bord du RMS Adriatic de la White Star Line, en direction de New York. Pour Harvey Spencer Lewis, c’est le début d’une grande aventure.
On peut se demander pourquoi les Rose-Croix de Toulouse confièrent à un Américain le soin de restaurer le rosicrucianisme. Par le passé, ils avaient déjà chargé Stanislas de Guaita et Joséphin Péladan de cette mission, mais l’Ordre était retombé dans l’inactivité malgré leurs efforts. Il semblait donc impossible de le rétablir durablement sur le Vieux Continent. En 1875, Franz Hartmann formulait déjà cette idée. Par ailleurs, on peut supposer que les Rose-Croix, auxquels on a souvent prêté une certaine aptitude à prévoir les événements importants, pressentaient un conflit majeur au sein de l’Europe et craignaient les destructions qui en résulteraient. En confiant leur héritage à un Américain et en lui donnant pour mission d’établir l’Ordre aux États-Unis, ils pensaient probablement assurer sa pérennité et perpétuer la Tradition rosicrucienne.
Fondation de l’A.M.O.R.C.
Il faudra à Harvey Spencer Lewis plusieurs années pour préparer la résurgence américaine de l’Ordre. Pendant cette période, ses activités professionnelles évoluent, et à partir de 1912, il devient chef de publicité à l’American Voltite Company. Il écrit également quelques articles, comme « The Modern School of Science » (L’école moderne de la science), qui paraît en octobre 1912 dans l’American Philomathic Journal. Cette revue le présente comme l’ancien président du New York Institute for Psychical Research, en tant que « Lecturer, Columbia Scientific Academy, Metropolitan Institute of Sciences, and Vice-President, Psycho-Legal Society ».
En mai 1913, il a la douleur de perdre son épouse, morte des suites d’une crise d’appendicite mal soignée. Il fut profondément affecté par cette disparition qui brisait sa vie familiale. Au cours de la même année, à la suite de circonstances qui restent mal connues, Harvey Spencer Lewis entre en relation avec Eugène Dupré, secrétaire du Temple d’Essénie, une Loge martiniste installée en Égypte. Avant de s’établir au Caire, ce Martiniste parisien avait fréquenté les groupes dirigés par Papus. Dans une lettre datée du 23 juillet 1913, Eugène Dupré expédie à Harvey Spencer Lewis les rituels et certificats d’initiations nécessaires à la création d’une Loge martiniste aux États-Unis. Il semble que la venue de la guerre de 1914-1918 ait empêché l’aboutissement de ce projet.
Au cours du mois de décembre 1913, Harvey Spencer Lewis confie aux membres du New York Institute for Psychical Research son intention d’établir l’Ordre de la Rose-Croix en Amérique et les invitent à se joindre à lui. Il lui faudra cependant attendre encore quelque temps pour que ce projet aboutisse. Après une période difficile, il voit enfin poindre l’aurore. Au milieu de l’année 1914, il se remarie avec Martha Morfier, une jeune femme dont il avait fait la connaissance quelques mois plus tôt. Cette épouse compréhensive va le seconder discrètement dans son grand projet, celui de la restauration du rosicrucianisme. Quelques mois plus tard, les choses se précisent, et c’est à l’issue d’une réunion tenue le jeudi 1er avril 1915 que naît officiellement l’Ancien et Mystique Ordre de la Rose-Croix (A.M.O.R.C.) en Amérique. Harvey Spencer Lewis est élu à la tête de cet Ordre, qui, sous sa direction, connaît un développement rapide. Dans les mois qui suivent, on assiste à la naissance de Loges rosicruciennes à New York, Pittsburgh, Philadelphie, Boston, Wilmerding, Altona, Rochester, Harlan, Detroit…
En janvier 1916, Harvey Spencer Lewis lance The American Rosae Crucis, un mensuel destiné aux Rosicruciens, consacré à la science, à la philosophie et à la religion. Jusqu’à sa mort, en 1939, il écrira régulièrement des articles sur la philosophie et la mystique rosicruciennes pour cette revue, qui, au cours du temps, changera plusieurs fois de nom avant de devenir, en 1929, The Rosicrucian Digest. Outre les articles qu’il écrira sur des thèmes en relation avec la spiritualité, Harvey Spencer Lewis y exprimera parfois ses opinions sur les différents acteurs du monde de l’ésotérisme. C’est ainsi que dès 1916, il critiquera sévèrement Aleister Crowley, qu’il présentera comme un magicien noir n’ayant rien à voir avec le rosicrucianisme (American Rosae Crucis, octobre 1916, p. 22-23).
Réception au Grand Orient, à Paris
En 1926, Harvey Spencer Lewis entre en relation avec plusieurs personnalités du monde de l’ésotérisme européen. L’une d’entre elles est François Jollivet-Castelot, ancien compagnon de Papus et président de la Société alchimique de France. Ce personnage, qui publie depuis 1920 une revue consacrée à l’alchimie, intitulée La Rose-Croix, devient alors membre honoraire de l’A.M.O.R.C. Par l’intermédiaire d’un musicien français installé aux États-Unis, Maurice Jacquet (1886-1954), Harvey Spencer Lewis entre aussi en contact avec les plus hautes autorités de la Franc-Maçonnerie française, en particulier avec Camille Savoire (1861-1951), Grand Commandeur du Grand Collège des rites du Grand Orient. Des relations amicales s’instaurent, et l’année suivante, lorsqu’il vient en France pour y rencontrer les Rosicruciens qui, sous sa direction, posent alors les bases de la rénovation du rosicrucianisme dans ce pays, il est reçu chaleureusement par les autorités maçonniques parisiennes.
Harvey Spencer Lewis est invité par Camille Savoire à participer à une cérémonie exceptionnelle réunissant le 20 septembre 1926 les Francs-Maçons titulaires du 18e degré, celui de Rose-Croix. Comme indiqué dans le Bulletin du Grand Orient, « le Très Illustre Frère Spencer Lewis, 33e, Imperator des Rose-Croix des États-Unis à Tampa (Floride), est introduit au Grand Chapitre avec les honneurs dus à son rang. Reçu solennellement par le Grand Commandeur qui, dans des termes élevés, lui souhaite la bienvenue, le remercie de sa visite et le prie de prendre place à l’Est, où, par sa présence, il honorera cette importante tenue réunissant les représentants de tous les Chapitres de la Fédération ». Précisons que c’est probablement à titre honorifique qu’on le qualifie alors de 33e, car il ne possède pas ce grade maçonnique.
De retour aux États-Unis, Harvey Spencer Lewis entreprend de nouvelles activités. Il a en effet pour projet de créer une radio émettant des programmes spécifiques, non pour faire la propagande de l’A.M.O.R.C., mais pour promouvoir les arts, la culture et la spiritualité en général. Dès 1903, il avait construit lui-même un appareil radio, et en novembre 1912, avait obtenu une licence d’opérateur. Il était donc en possession de tous les éléments permettant de mettre cette expérience au service de son idéal. La radio ne tarde pas à émettre, et en avril 1927, The Triangle, la revue de l’Ordre, fait référence à cette activité radiophonique. Une fois de plus, Harvey Spencer Lewis fit preuve de créativité en introduisant un style nouveau, par exemple en faisant intervenir les auditeurs en direct par l’intermédiaire du téléphone, et avec d’autres innovations qui seront ensuite copiées par de nombreuses radios. La même année, l’A.M.O.R.C. quitte la Floride pour s’installer à San Jose, en Californie. C’est le début des activités du Rosicrucian Park, dont l’architecture s’inspire du style de l’Égypte ancienne. Dès 1930, Harvey Spencer Lewis s’emploie à y faire bâtir un musée égyptien. Reconnu par le Conseil International des Musées (ICOM) et par le Musée National Égyptien du Caire, celui-ci reçoit encore aujourd’hui un public très nombreux et reste le plus grand musée égyptien de la côte ouest des États-Unis.
Développement de l’A.M.O.R.C.
Au début des années 1930, l’Ancien et Mystique Ordre de la Rose-Croix est devenu un mouvement très important, à tel point que Harvey Spencer Lewis juge nécessaire d’établir un Conseil Suprême International, le World Council, composé de ceux qui dirigent l’Ordre dans les différentes parties du monde (France, Angleterre, Danemark, Hollande, Suède, Pologne, Canada, Puerto Rico, Bolivie, Australie, Chine…). Parmi ses membres, il remarque la présence du peintre russe Nicolas Roerich (1874-1947). Ce dernier était en effet Rosicrucien depuis 1929, époque où il fut proposé comme candidat au Prix Nobel de la paix. Harvey Spencer Lewis rapporte lui-même qu’il rencontra cet artiste lors de l’inauguration du Roerich Museum de New York, en octobre 1929. Les deux hommes nouèrent des relations amicales, et c’est ainsi que Nicolas Roerich, nommé Légat de l’A.M.O.R.C., sera amené à remplir certaines missions pour l’Ordre. En 1934, lors d’un voyage en Chine et en Mongolie pour trouver des plantes susceptibles de combattre la désertification de la prairie américaine, le peintre russe s’arrêta à Kharbin pour y rencontrer les Rosicruciens. La presse locale relata les activités rosicruciennes auxquelles il participa lors de ce séjour en Chine.
Très humaniste, Harvey Spencer Lewis fut membre de nombreuses sociétés et associations philanthropiques. Il accordait une grande importance à la fraternité et avait une conscience aiguë de l’égalité entre tous les hommes et toutes les femmes, quelles que soient leurs origines. À plusieurs reprises, il s’exprima sur ce point dans ses écrits. Dès 1929, dans La Maîtrise de la vie, une brochure d’information sur l’A.M.O.R.C., il souligne « qu’il n’existe pas de supériorité raciale». En 1930, dans Mansions of the Soul (Les Demeures de l’âme), un livre traitant de l’origine et de la nature de l’âme humaine, il précise que «la commune filiation de tous les êtres humains établit le fait que tous sont frères et sœurs, relevant d’un seul Créateur et de la même essence, de la même vitalité et de la même conscience, indépendamment de toute question de race, de croyance, de couleur ou autres éléments distinctifs de l’individualité ». Dans un article consacré à la question des races dans le Rosicrucian Forum, une publication réservée aux membres de l’Ordre, il affirmait qu’en tant que Rosicruciens, « nous ne pouvons concevoir qu’une quelconque distinction soit faite dans notre organisation en ce qui concerne la race ou la couleur de peau ». (Rosicrucian Forum, « The race question », juin 1931, p. 187.)
Parallèlement à ses activités à la direction de l’A.M.O.R.C., Harvey Spencer Lewis continue à entretenir des relations avec d’autres personnalités du monde de l’ésotérisme. Au cours du mois de septembre 1930, il entre en contact avec Cesare Accomani, alias Zam Bhotiva, le dirigeant des Polaires. Cet Ordre initiatique étrange prétend être guidé par le « Centre initiatique rosicrucien de l’Asie mystérieuse » et se donne pour mission de reconstruire la « Fraternité polaire », afin de préparer l’avènement de l’Esprit sous le signe de la Rose et de la Croix. Entre les deux premières guerres mondiales, les Polaires comptent parmi leurs membres de nombreux occultistes français, tels que René Guénon, Maurice Magre, Jean Chaboseau, Fernand Divoire, ou l’alchimiste Eugène Canseliet. Cet Ordre va devenir l’un des groupes majeurs de la Fédération Universelle Des Ordres et Sociétés Initiatiques, appelée plus communément la F.U.D.O.S.I.
Création de la F.U.D.O.S.I.
Dans les années qui précèdent la Deuxième Guerre mondiale, la plus grande confusion règne dans le domaine des Organisations ésotériques. Certains s’en inquiètent, notamment au sein des mouvements rosicruciens créés en Belgique par Émile Dantinne, tels l’Ordre de la Rose-Croix Universitaire et l’Ordre Hermétiste Tétramégiste et Mystique, fondés respectivement en 1923 et 1927. Sur les conseils de François Wittemans, Jean Mallinger (1904-1982), un proche collaborateur d’Émile Dantinne, écrit à Harvey Spencer Lewis le 11 janvier 1933 : « Nous serions très honorés de pouvoir nous affilier à l’éminent Ordre rosicrucien, dont vous êtes le Chef et le Guide […] Nous serions très heureux de pouvoir collaborer aux activités de l’A.M.O.R.C… ». Harvey Spencer Lewis accueille favorablement la requête des Rosicruciens européens. En août 1934, il se rend à Bruxelles pour participer à la création de la F.U.D.O.S.I., Fédération destinée à regrouper les Ordres initiatiques authentiques. Il devient l’un des trois dirigeants de cette Organisation mondiale. Ce sera là pour lui l’occasion de renouer avec la Tradition martiniste. En effet, lors de ce premier congrès de la F.U.D.O.S.I., Victor Blanchard, dirigeant de l’Ordre Martiniste et Synarchique, lui confère les initiations et l’autorité nécessaires à l’établissement du Martinisme aux États-Unis.
Durant le voyage qu’il effectua en Europe, Harvey Spencer Lewis avait eu l’occasion de visiter le planétarium Zeiss à Munich. De retour à San Jose, il consacra toute son énergie à dessiner les plans et à mettre au point le mécanisme de ce qui allait devenir bientôt le premier planétarium construit par un Américain. En juillet 1936 fut inauguré le bâtiment de style byzantin réalisé pour abriter ce planétarium. Musicien à ses heures, Harvey Spencer Lewis jouait avec talent du violoncelle et du piano. C’était également un excellent peintre qui réalisa des tableaux dont les thèmes sont intimement liés à ses centres d’intérêt. Ainsi, l’un des plus anciens qui nous soient parvenus, Arabian Nights (1917), évoque l’Orient. L’Égypte fut pour lui une source d’inspiration inépuisable, et il y consacra plusieurs tableaux comme The Love Idol ou encore Entrance to Karnak Temple, Luxor, qu’il peint sur place en 1929 au cours d’un voyage. L’ésotérisme n’était pas absent de ses toiles, comme en témoigne The Alchemist, terminé quelques mois avant sa mort.
L’héritage
Quelque temps après son retour d’un voyage en Europe où il avait participé à un congrès de la F.U.D.O.S.I. réunissant les dirigeants mondiaux du rosicrucianisme, la santé de Harvey Spencer Lewis déclina. S’il s’était dépensé sans compter au service des autres pendant tant d’années, il commençait à en payer le prix. Comme toutes les personnes hors du commun, il fut critiqué et calomnié, mais il œuvra toujours avec ardeur et conviction au service de son idéal. Il s’éteignit le 2 août 1939, à l’âge de 56 ans. Ainsi disparaissait celui qui, après une longue quête et un travail éprouvant, avait redonné une force nouvelle au rosicrucianisme à travers l’Ancien et Mystique Ordre de la Rose-Croix. C’est pourquoi, sans tomber dans le culte de la personnalité, qui est contraire à l’éthique rosicrucienne, les membres et les dirigeants actuels de l’A.M.O.R.C. lui sont reconnaissants.
S’il est un fait que l’A.M.O.R.C. doit beaucoup à Harvey Spencer Lewis, il faut cependant souligner que cet Ordre n’a cessé d’évoluer et de se perfectionner depuis sa création. Conformément à la volonté de son fondateur, et grâce aux recherches et aux travaux de ses dirigeants et de ses membres, ses enseignements eux-mêmes ont été enrichis et sont constamment actualisés, afin d’être toujours adaptés à l’évolution des consciences, de la science et de la société en général. Il est à ce jour le mouvement rosicrucien le plus reconnu et le plus dynamique à travers le monde.
Christian Rebisse