Cet entretien est extrait d’un numéro de la revue Spiritualité et Société (octobre/décembre 2015)
M.B. : On entend très peu parler des Rose-Croix. Est-ce un choix de votre part ?
S.T. : Oui et non. Oui parce que l’A.M.O.R.C. est un mouvement discret qui ne fait pas de prosélytisme et ne cherche pas à occuper la scène médiatique. Non parce que je pense qu’il mériterait néanmoins d’être mieux connu mais qu’il n’intéresse pas les médias.
M.B. : Pourquoi ce désintérêt ?
S.T. : Je crois que la plupart des médias ignorent l’existence même de l’A.M.O.R.C. et s’intéressent avant tout à l’actualité sociale, politique, économique…, à travers l’événementiel. Quant à ceux qui connaissent son existence, ils ne voient a priori aucune raison de donner la parole à ses responsables. Cela étant, diverses revues le font de temps à autre et nous permettent ainsi de nous exprimer.
M.B. : Quel regard portez-vous sur le monde actuel ?
S.T. : Comme beaucoup, je suis affecté et même attristé par la situation du monde, mais aucunement surpris. Et pour ma part, la crise socio-économique qu’il traverse depuis plusieurs décennies n’est que l’expression d’une crise existentielle beaucoup plus profonde. Plus que jamais, l’humanité est confrontée à elle-même ; elle est vraiment à la croisée des chemins.
M.B. : Qu’entendez-vous par là ?
S.T. : Que dans son évolution collective, l’humanité a atteint un stade où elle doit faire des choix décisifs pour son avenir. Et de ces choix va dépendre sa survie à court terme.
M.B. : Précisément, comment voyez-vous son avenir ?
S.T. : Étant donné que tout effet a une cause, il me semble évident que si le monde est dans un état aussi chaotique, c’est parce que l’orientation qu’il a prise, notamment au cours des dernières décennies, n’était pas bonne. Il doit donc en prendre une autre.
M.B. : Pouvez-vous être plus précis ?
S.T. : À titre individuel et collectif, nous sommes devenus beaucoup trop matérialistes. La très grande majorité des gens recherchent le bonheur dans les possessions matérielles et les plaisirs physiques, parfois jusqu’au paroxysme. Or, nous constatons qu’ils ne sont pas heureux, y compris ceux qui ne manquent de rien. C’est donc que ce choix de vie est mauvais. À cela s’ajoute une perte généralisée des valeurs fondamentales, parmi lesquelles le bon sens, la pudeur et le respect d’autrui.
M.B. : Que préconisez-vous ?
S.T. Il est vrai que l’on ne peut être heureux si l’on ne bénéficie pas de bonnes conditions matérielles, mais cela ne suffit pas. L’être humain est ainsi fait qu’il a également besoin de spiritualité.
M.B. : Que voulez-vous dire par «spiritualité» ?
S.T. Comme tous les Rosicruciens, je pense que tout individu possède une âme et que celle-ci aspire, pour reprendre les termes de Platon, à ce qui est «vrai, bien et beau». Tant que cette aspiration n’est pas satisfaite, aucun être humain ne peut être pleinement heureux.
M.B. : Comment répondre à cette aspiration ?
S.T. : En ayant une démarche spiritualiste, c’est-à-dire en s’éveillant à ce qu’il y a de meilleur, pour ne pas dire de divin, en nous. Là est la clé du bonheur que nous recherchons tous.
M.B. : D’après certaines enquêtes, il semblerait que le nombre de athées augmente régulièrement, notamment dans les pays développés !
S.T. : Effectivement, et ce n’est pas réjouissant. Cela étant, je pense que cette tendance traduit davantage un désintérêt pour la religiosité qu’un rejet de la spiritualité.
M.B. : Quelle différence faites-vous entre les deux ?
S.T. : Comme son nom l’indique, la religiosité est le propre des religions, lesquelles sont des voies de croyance. La spiritualité, de son côté, est une quête de connaissance, au sens de chercher à se connaître soi-même et à connaître le sens profond de l’existence.
M.B. : Et selon vous, quel est le sens de l’existence ?
S.T. : Il est d’évoluer intérieurement, c’est-à-dire de se parfaire, afin de devenir un meilleur conjoint, un meilleur parent, un meilleur voisin, un meilleur collègue de travail, un meilleur citoyen ; en un mot, un meilleur être humain. Cela suppose de le vouloir et de faire un travail sur soi-même.
J’ajouterai que nous sommes nombreux à espérer un monde meilleur. Mais il n’y a pas de “baguette magique” pour qu’un tel monde voit le jour. Il faut commencer par devenir soi-même meilleur, et donner aux autres l’envie d’en faire autant, jusqu’à ce que ce but devienne à la fois une évidence et un idéal pour tous.
M.B. : Pour en revenir aux religions, comment vous situez-vous par rapport à elles ?
S.T. : Vous voulez dire moi-même, ou l’A.M.O.R.C. ?
M.B. : Les deux !
S.T. : Commençons par l’A.M.O.R.C. Depuis toujours, il est ouvert aux hommes et aux femmes de toutes confessions religieuses. Il compte donc parmi ses membres des chrétiens, des juifs, des musulmans, des hindouistes, des bouddhistes…, mais également des agnostiques et des personnes qui ne suivent aucune religion.
En ce qui me concerne, je n’appartiens à aucune, mais j’ai lu les livres majeurs de chacune d’elles : la Bible, le Coran, les Upanishads, le Tripitaka… Par ailleurs, je pense qu’elles ont toujours leur utilité et je les respecte toutes, mais je condamne sans réserve les comportements intégristes et fanatiques qu’elles peuvent malheureusement susciter.
M.B. : Quand vous précisez «sans réserve», que voulez-vous dire exactement ?
S.T. : Que rien ne justifie de s’abriter derrière telle ou telle religion pour commettre des actes intégristes ou fanatiques, d’autant que ceux qui le font sont plutôt animés par des intentions politico-idéologiques.
M.B. : Comment faire pour lutter contre l’intégrisme et le fanatisme ?
S.T. : Je pense que c’est avant tout aux religions de le faire. En premier lieu, il faudrait que leurs dirigeants, à tous les niveaux de la hiérarchie, condamnent fermement et sans aucune ambiguïté tout acte fanatique ou intégriste qui s’en réclame. En second lieu, elles devraient mettre en place un «conseil des sages» chargé de retirer de leurs écrits tout ce qui peut prêter à confusion et donner lieu à des interprétations favorisant le fanatisme et l’intégrisme, notamment de la part des fidèles les moins éclairés.
M.B. : Mais la plupart des religions considèrent que leurs livres représentent la parole de Dieu et qu’ils sont immuables !
S.T. : Comme je l’ai dit, je respecte toutes les religions, mais je ne crois pas que les livres sur lesquels elles se fondent ont été écrits ou dictés par Dieu. Cela voudrait dire qu’il est un Être anthropomorphique, une sorte de Surhomme, ce qu’il n’est pas. La Bible, le Coran… ont été rédigés par des êtres humains qui, aussi inspirés qu’ils aient pu être, n’étaient ni parfaits ni omniscients. Par ailleurs, ces livres ont été écrits à une époque donnée, dans un contexte historique, géographique et sociologique particulier, de sorte qu’ils nécessiteraient d’être actualisés.
M.B. : Que pensez-vous de la laïcité ?
S.T. : Qu’elle est nécessaire pour éviter que la religion en général ou une religion en particulier influe sur les lois citoyennes ou, pire encore, se substitue à elles. Cela étant, j’ai parfois le sentiment que certains idéologues l’utilisent avec excès pour affaiblir les religions, voire les combattre. Nous devons donc veiller également à ce que la laïcité ne dérive pas en un laïcisme pur et dur visant à faire de l’athéisme la nouvelle “religion”.
De mon point de vue, l’athéisme ne peut rendre quiconque heureux, car il s’oppose à la nature profonde de l’être humain. De plus, il incline au matérialisme et nourrit les fausses valeurs qui en découlent : désir de posséder, de dominer, d’être reconnu…
M.B. : Comprenez-vous néanmoins que l’on puisse être athée ?
S.T. : Bien sûr. Mais le simple raisonnement devrait conduire toute personne à admettre qu’il existe “quelque chose” qui transcende le monde matériel. En effet, l’univers est nécessairement l’effet d’une cause première. Et lorsque l’on considère la nature, comment ne pas être interpellé par les lois qui s’expriment à travers elle ! De plus en plus de scientifiques reconnaissent d’ailleurs qu’elle œuvre avec intelligence et de manière intentionnelle.
M.B. : De là à penser que l’univers, la nature et l’homme lui-même sont l’œuvre de Dieu, tel que les religions le présentent à leurs fidèles !
S.T. : Mais on peut être spiritualiste et admettre l’existence de Dieu sans adhérer à la manière dont les religions le présentent. Les Rosicruciens, par exemple, en ont une approche plutôt scientifique. Ils voient en lui, non pas un Être, mais une Énergie-Conscience qui se manifeste dans la Création au moyen de lois, en l’occurrence naturelles, universelles et spirituelles. Plus nous respectons ces lois et vivons en harmonie avec elles, plus nous contribuons à notre bien-être et à notre bonheur. Cela suppose de les étudier, ce que font les membres de l’A.M.O.R.C.
M.B. : Certains revendiquent le droit au blasphème. Qu’en dites-vous ?
S.T. En admettant qu’il s’agisse d’un droit, on peut aussi se faire un devoir de respecter les croyances religieuses de chacun. En cela, je souscris à cet article du code de vie rosicrucien qui énonce : « Respecte toutes les croyances religieuses ou philosophiques, dès lors qu’elles ne portent pas atteinte à la dignité humaine. Ne soutiens ni ne cautionne le fanatisme ou l’intégrisme, sous quelque forme que ce soit. Dans la manière de vivre ta foi, prends garde toi-même à n’être ni dogmatique, ni sectaire. »
M.B. : Le mot «Ordre» n’a-t-il pas une connotation religieuse ?
S.T. : Non. De nos jours, on parle couramment de l’Ordre des avocats, des médecins, des pharmaciens…, sans y voir une connotation religieuse. L’Ordre de la Rose-Croix est tout simplement une fraternité réunissant des hommes et des femmes qui ont en commun de mener une quête philosophique.
M.B. : Quel sens donnez-vous au mot «philosophique» ?
S.T. : Littéralement, le mot «philosophie» veut dire «amour de la sagesse». L’A.M.O.R.C. n’a pas d’autre but que de cultiver cet amour, non seulement dans l’intérêt de ses membres, mais également dans celui de la société.
M.B. : On parle tantôt des Rosicruciens, tantôt des Rose-Croix. Pourquoi ?
S.T. : Pour être précis, un Rosicrucien est un membre de l’Ordre et un étudiant de son enseignement. Dans l’absolu, un Rose-Croix est un Rosicrucien qui, grâce à cette étude et au travail accompli sur lui- même, a atteint l’état de Sagesse.
La Rose-Croix est aussi le symbole de l’A.M.O.R.C. Contrairement à ce que l’on pourrait penser a priori, il n’a aucun caractère religieux : la croix représente le corps de tout être humain, et la rose son âme en voie d’évolution. Tout croyant pourrait faire sien ce symbole.
M.B. : Comment concevez-vous l’âme humaine ?
S.T. : Comme une émanation en l’homme de cette Énergie-Conscience que les religions appellent «Dieu». Non seulement elle anime notre corps, mais elle intègre le sens de ce qui est bien ou mal dans le comportement humain, autrement dit le «sens moral», fondement de l’éthique individuelle.
M.B. : Mais la notion de bien et de mal est très subjective !
S.T. : Moins qu’on le dit. En effet, il me semble indéniable qu’il y a des comportements fondamentalement bons et des comportements fondamentalement mauvais, et ce, indépendamment des croyances religieuses et des opinions politiques de chacun. La morale consiste précisément à les différencier et à opter plutôt pour les premiers : être généreux plutôt qu’égoïste, être bienveillant plutôt que malveillant, être tolérant plutôt qu’intolérant, aimer plutôt que haïr…
M.B. : Que pensez-vous de la morale dite laïque ?
S.T. : Je pense que ceux qui emploient cette expression le font pour dissocier la morale de la religion, ce que je peux comprendre. Cela étant, elle n’est ni laïque ni religieuse en tant que telle. Comme je l’ai dit précédemment, le sens moral est l’aptitude à discerner ce qui est fondamentalement bon de ce qui est fondamentalement mauvais dans le comportement humain. Au-delà des mots, il y a urgence à l’éveiller chez les enfants. Cela pose tout le problème de l’éducation, qui est depuis trop longtemps en perdition. J’ai d’ailleurs écrit un opuscule sur ce sujet.
M.B. : Beaucoup de personnes croient à la « théorie du complot » pour expliquer l’état chaotique du monde. Qu’en pensez-vous ?
S.T. : Personnellement, je n’ai jamais cru à cette théorie. Certes, il existe des réseaux politiques, économiques, médiatiques, idéologiques et autres qui s’emploient à défendre leurs intérêts, mais cela est inhérent à la nature humaine et à la vie en société. Je pense que le complotisme est une forme de paranoïa qui traduit le refus d’admettre la réalité, telle qu’elle est, notamment dans ses aspects les plus négatifs.
M.B. : Certains pensent que les Rose-Croix sont plutôt tournés vers le passé et qu’ils ne se sentent pas vraiment concernés par l’évolution de la société. Que répondez-vous à cela ?
S.T. : Que c’est faux. Au cours des mois et des années passés, l’A.M.O.R.C. a publié nombre de textes concernant la vie en société, parmi lesquels une «Déclaration des devoirs de l’Homme», un «Plaidoyer pour une écologie spirituelle», une «Charte des citoyens du monde»…, sans oublier la «Positio F.R.C.» et l’«Appellatio F.R.C.» J’ai moi-même écrit plusieurs lettres ouvertes : aux parents, aux athées, aux croyants, aux artistes, aux scientifiques, aux jeunes, aux femmes…
M.B. : Que voulez-vous dire par «écologie spirituelle» ?
S.T. : D’un point de vue rosicrucien, les végétaux, les animaux et les êtres humains ne se limitent pas à vivre, au sens physicochimique du terme. Ils permettent également à l’Âme universelle (l’Atman) d’évoluer à travers eux. Au-delà de son aspect matériel, la Terre s’inscrit donc dans un processus spirituel. L’homme est plus qu’un être vivant ; c’est une âme vivante. Quoi qu’il en soit, il est évident que l’état de notre planète est très préoccupant et que l’avenir de l’humanité est compromis.
M.B. : Quelle importance accordez-vous à la politique ?
S.T. : Par définition, la politique est l’art de gouverner. C’est la responsabilité de ceux et de celles qui le font, que ce soit sur un plan local, régional, national ou international. Depuis toujours, l’A.M.O.R.C. est apolitique, ce qui lui permet de réunir sans problème des membres ayant des opinions différentes, voire opposées. Il leur est donc interdit, dans le cadre des activités rosicruciennes, de parler de politique. Cela dit, chacun, en tant que citoyen, est libre de s’investir dans ce domaine.
Et en ce qui me concerne, je me fais également un devoir de ne pas faire état de mes opinions, d’autant que je considère que la plus haute forme de politique est l’art de se gouverner soi-même. Si chacun s’employait à le faire au mieux, le monde serait infiniment meilleur.
M.B. : Sur la page d’accueil du site de l’A.M.O.R.C., on peut lire : «Une sagesse ancienne pour un monde nouveau». N’est-ce pas antinomique ?
S.T. : Non. Je pense que l’humanité aurait tout intérêt à renouer avec la sagesse des Anciens si elle veut se régénérer et instaurer un monde nouveau, fondé sur les valeurs les plus nobles que l’on puisse concevoir. Or, dans bien des aspects, la philosophie rosicrucienne constitue un pont, non seulement entre l’Orient et l’Occident, mais également entre le passé et l’avenir…