SECTION PSYCHOLOGIE
Par Daniel Pierre, membre de l’Université Rose-Croix Internationale, extrait du livre : L’Éducation, une alchimie subtile
Les grandes civilisations se sont construites sur plusieurs siècles, pour décliner ensuite, et cela invariablement au contact d’idées nouvelles. Les porteurs de ces idées ont presque toujours payé de leur vie le fait d’avoir eu de l’avance sur leur époque. Pour s’en convaincre, il suffit de se remémorer les épisodes de la vie de Jésus, par exemple. En ce temps-là, les armées romaines et l’empereur firent tout pour empêcher la nouvelle religion de se répandre. Ces blocages ont été vains puisque le christianisme a ensuite été reconnu comme religion officielle par l’empereur lui-même. À une autre époque, ce même christianisme, incarné par l’Église et ses prélats, a voulu faire taire les savants qui remettaient en cause la théorie géocentrique de l’univers et ses corollaires. Ne pas placer l’homme au centre de la Création était porter atteinte aux valeurs véhiculées par la religion dominante. Giordano Bruno, Galilée et tant d’autres eurent à pâtir de cet obscurantisme. Pourtant, ils avaient raison et il fallait bien, un jour ou l’autre, se l’avouer!
Aujourd’hui, quelles sont les valeurs qui semblent menacées ? Ce sont évidemment celles qui ont permis au monde d’hier de se maintenir, en particulier grâce à une institution religieuse imposant ses vues dans une société subissant des changements de faible amplitude. Ce qui définissait le cadre général des activités humaines était basé sur des notions de rigueur, d’autorité et d’obéissance, de respect des modèles transmis et de soumission aux règles établies. De génération en génération, la trame était pratiquement identique, et la ligne tracée pour une vie, dès l’enfance, semblait bien nette. Les diverses strates de la société étaient rarement perméables : un enfant né dans un milieu donné avait extrêmement peu de chances d’en changer un jour. Dans chacun des milieux, un système de valeurs était mis en place et permettait de penser que les jeunes évolueraient dans ce même cadre.
Les dernières années écoulées ont vu cette organisation voler en éclats. Les strates de la société s’interpénètrent largement et le monde accuse des changements considérables, observables plusieurs fois à l’échelle d’une seule existence humaine. Or, nous n’avons pas été préparés — pour ne pas dire éduqués — à faire face à toutes ces évolutions. Ce sont de véritables « chocs culturels » qui nous déstabilisent et, au travers de nous, déstabilisent nos enfants. Non seulement il est indispensable de prendre en compte le fait que des groupes sociaux différents (dans un même pays, comme entre plusieurs pays) interagissent, mais encore que les métissages en découlant accélèrent eux-mêmes le rythme des changements de nos cadres de vie. Plus d’interactions donnent plus de changements, et plus de changements appellent plus d’interactions. La progression, vous le comprendrez aisément, est exponentielle!
Autant un cadre imposé par les parents était une chance par le passé, autant celui-ci est devenu un handicap pour le présent. Peu d’enfants auront une vie ressemblant à celle de leurs parents, et l’on peut penser que la jeunesse est déjà, plus ou moins confusément, consciente de cette évidence. On nous dit que plus de la moitié des professions qui seront assumées dans une dizaine d’années n’existent pas encore! Quoi qu’il en soit, les adultes sont, pour une large part d’entre eux, désemparés face à cette absence de certitudes pour l’avenir de la jeunesse. Puisque le découragement et le manque de conscience poussent à la fuite, voilà peut-être pourquoi les modèles donnés de nos jours sont souvent teintés d’éphémère. L’intérêt pour des gains faciles et immédiats, pour des activités procurant des sensations fortes et rapides, se répand partout. En d’autres termes, nombreux sont ceux qui donnent de la consistance à l’impatience et au superficiel. Là se noue sans aucun doute le problème.
Lorsqu’on remonte les siècles, on voit bien que les traditions religieuses ont imposé des repères. Les hommes de ces différentes époques savaient clairement ce qui était attendu d’eux. Et les jeunes de même ! Pour le monde changeant qui est le nôtre, le Dalaï Lama pense par contre que les traditions elles-mêmes doivent évoluer. Il semble donc qu’il faille rechercher dans les convergences entre cultures variées les nouvelles valeurs qui serviront de base à la civilisation future. Dariush Shayegan, grand spécialiste du soufisme et de la pensée mystique persane, nous dit que l’humanité est une dans sa métahistoire : passés les différents décors de vie, « les gens voient le monde de la même façon » et la trame de la vie est la même pour tous. Les manifestations de nos existences sont culturellement particulières. Vouloir mettre en avant les valeurs qui accompagnent les cultures revient en dernier lieu à trouver celles qui nous sont communes.
À l’opposé de l’impatience et du superficiel, n’y aurait-il pas, au moins, une valeur universelle à faire entrevoir aux enfants ? N’avons-nous pas le devoir de leur montrer le chemin de… la sagesse ? Cette vertu est incompatible avec la recherche d’une méthode « qui marche » en matière d’éducation, aussi bien à l’école que dans les familles. Nous sommes souvent certains que la meilleure éducation est celle que nous avons reçue nous-mêmes, comme cela a déjà été dit. Voyons aussi comment nous avons été marqués par un professeur qui nous sert encore de modèle bien des années après…
La sagesse devrait nous indiquer la voie de l’écoute à tous les niveaux : écoute des enfants, écoute du monde ou écoute de nous-mêmes. Par cette écoute, nous pourrions accompagner sagement les enfants, leur permettre de s’intégrer dans la dynamique universelle. Ne cherchons pas à les changer autoritairement ou à trouver de manière rationnelle une méthode éducative révolutionnaire. Soyons plutôt sensibles à tout ce qui s’est fait et s’est défait de par les siècles et de par la planète, à tout ce qui se fait et peut se faire aujourd’hui, pour en définitive orienter notre quête et celle des jeunes, qui toutes deux convergent.