SECTION ÉCOLOGIE
par Philippe Guy
Comme en témoignent certaines peintures rupestres ainsi que des bijoux ou des textes anciens, l’homme connaît l’abeille depuis toujours. Nous pouvons même dire avec certitude que l’abeille était présente bien avant l’existence humaine. Ceci nous est rapporté par l’un des plus anciens fossiles d’abeilles qui a été découvert dans de l’ambre et qui aurait vécu il y a quarante millions d’années (1). Ce type d’abeille aurait rapidement évolué pour atteindre les caractères morphologiques que nous lui connaissons aujourd’hui et les scientifiques estiment qu’elle aurait peu évolué depuis les trente derniers millions d’années. Si nous estimons l’apparition de l’homme sur Terre à il y a environ un million d’années, cela veut dire qu’elle était telle que nous la connaissons aujourd’hui, bien avant que l’homme ne vive dans des cavernes. L’homme connaît donc l’abeille depuis toujours et nous pouvons retrouver les traces de cette longue cohabitation dans toutes les mythologies des diverses civilisations.
Nous pouvons remarquer par exemple qu’en Égypte ancienne les abeilles seraient nées des larmes du Dieu solaire Râ : en tombant sur le sol, ces larmes se seraient transformées en abeilles. Le miel qu’elles fabriquaient faisait partie des offrandes religieuses. C’est à ce titre qu’elles figurent sur bon nombre de monuments égyptiens. Mais l’abeille associée au roseau représente aussi les deux terres d’Égypte réunies (2) :
– La basse Égypte, avec le delta divisé par une multitude de canaux, possède un climat chaud et humide favorable au papyrus et aux roseaux, d’où sa représentation.
– La haute Égypte est plus chaude et plus ensoleillée, et donc plus propice aux abeilles et au ramassage de miel sauvage. Nous trouvons là les prémices de l’apiculture.
Le roseau et l’abeille sont donc les symboles de cette union et figurent sur les cartouches de tous les pharaons souverains des deux terres d’Égypte. Le cartouche de Thoutmosis III, que les Rosicruciens connaissent bien, est lui aussi surmonté d’une abeille et d’un roseau.
Pour les Grecs, le Dieu des Dieux, Zeus, fut élevé dans la grotte d’Ida par les nymphes Amalthée et Melissa (3) qui l’ont nourri du lait d’une chèvre et de miel. Mais les abeilles sont particulièrement présentes dans la légende d’Aristée :
« Aristée, fils du dieu Apollon, possédait un rucher. Mais il voulut séduire Eurydice, l’épouse d’Orphée, et celle-ci, en échappant à ses avances, mourut d’une morsure de serpent. Orphée, pour se venger, détruisit le rucher d’Aristée. Pour calmer la colère des Dieux courroucés par sa faute, Aristée sacrifia quatre taureaux et quatre génisses : de leurs entrailles surgirent de nouveaux essaims grâce auxquels Aristée reconstitua son rucher et put enseigner l’apiculture aux hommes ».
Cette légende est racontée par Virgile, le grand poète latin, dans les célèbres Géorgiques, chapitre IV, ce qui lui fit écrire aussi que « les abeilles possèdent en elles une parcelle de l’intelligence Divine ».
Dans la Mythologie indo-babylonienne, Mithra pouvait être représenté sous la forme d’un lion, pour sa lumière et sa force. L’abeille dans sa gueule pourrait figurer le Verbe. En effet, dabar signifie à la fois la parole et l’abeille dans la langue chaldéenne et confirme le rôle de médiateur (mesites) de Mithra. Nous retrouvons cela chez les Hébreux où le nom de l’abeille, Dbure, vient de la racine Dbr : « parole ».
Par la Bible nous savons que les premiers Chrétiens connaissaient déjà très bien ce petit insecte ainsi que les produits de la ruche. Dès le début de l’ancien testament, une multitude de citations nous montrent qu’il était courant d’utiliser le miel pour se nourrir, mais aussi pour ses vertus thérapeutiques. La tradition chrétienne est riche du rôle salvateur des abeilles, et l’exemple le plus approprié est celui de Saint Ambroise, patron des apiculteurs. Selon la tradition, il souffrait d’une grave maladie lorsqu’il était enfant. Des abeilles bienveillantes déposèrent du miel sur ses lèvres et il fut sauvé.
Nous retrouvons aussi l’abeille dans la dynastie royale des Mérovingiens : dans la tombe du roi des Francs Childéric Ier (4), mort en 481, furent trouvés une trentaine de petits joyaux émaillés en forme d’abeille. Elles étaient ainsi mises dans de nombreux tombeaux en tant que signe de survie post-mortuaire.
Au Moyen Âge et à la Renaissance, l’iconologie va ajouter une dimension nouvelle : l’image d’un royaume où les abeilles sont les sujets, et leur roi (au masculin) est le souverain. Brunetto Latini, un des encyclopédistes les plus reconnus de cette époque, écrit en 1263 :
« Les abeilles établissent une hiérarchie dans leur peuple et maintiennent une distinction entre le menu peuple et la communauté des bourgeois. Elles choisissent leur roi. […] Celui qui est choisi pour roi et qui devient leur seigneur à tous est celui qui est le plus grand, le plus beau et de meilleure vie. […] Cependant, même s’il est roi, les autres abeilles sont entièrement libres, et jouissent de pleins pouvoirs : mais la bonne volonté que la nature leur a donnée les rend aimables et obéissantes à l’égard de leur seigneur. […] Sachez que les abeilles aiment leur roi de si bon cœur et avec tant de fidélité qu’elles pensent qu’il est bon de mourir pour le protéger et le défendre »
Ce passage illustre clairement l’idéologie typique de cette époque par rapport à la royauté et à la servitude.
C’est sans doute cet aspect qui a tant séduit Bonaparte quand il constitua un nouvel empire avec de nouveaux symboles. Parmi les animaux proposés, les abeilles eurent une place préférentielle car elles étaient, selon Jean-Jacques Régis de Cambacérès, archichancelier de l’Empire, « l’image d’une république qui a un chef ». Napoléon Bonaparte porta ainsi des abeilles d’or sur son manteau pourpre le jour de son sacre. Elles étaient aussi présentes sur les tentures de son palais ainsi que sur celles des tribunaux et administrations impériales.
Champollion en 1836 estimait lui aussi que les Égyptiens voyaient à travers l’abeille une organisation sociale exceptionnelle :
« Dans son sens figuratif, l’abeille représente l’insecte sacré dont le peuple est un modèle d’administration. Et cela se retrouve dans le gouvernement régulier de l’ancienne Égypte car le Pharaon était un Roi initié et d’inspiration sacrée à la tête d’un peuple obéissant ».
Pour Champollion le symbolisme de l’abeille était utilisé dans ce sens.
Par ce bref survol à travers l’histoire, nous voyons que suivant les époques et les civilisations certains aspects de l’abeille sont mis en valeur, pendant que d’autres sont passés sous silence. Cela nous amène à développer les représentations qui de nos jours retiennent notre attention.
L’abeille en tant que symbole
Nous savons que l’origine des symboles remonte à l’aube de l’humanité. Au regard de ce qui précède, nous voyons que l’abeille s’impose comme un symbole naturel fort par ses origines et ses qualités particulières en relation avec la nature.
Nous devons en effet être conscients que l’apparition sur notre planète des premières abeilles a très probablement coïncidé avec l’apparition des plantes à fleurs, abeilles et fleurs ayant toutes deux un besoin vital de l’autre pour vivre. Ainsi par leur couleur et leur forme, par le nectar et le pollen qu’elles produisent, les fleurs attirent les abeilles qui vont servir à domicile la semence nécessaire à leur fécondation. C’est cette symbiose entre la plante et l’abeille qui, si elle venait à disparaître un jour pour cause de pollution ou de tout autre phénomène, remettrait en cause la vie sur notre planète. L’abeille symbolise ainsi le principe vital, certes essentiel pour leur équilibre propre mais aussi indispensable pour l’équilibre de notre planète et pour toutes les formes de vie qui évoluent sur celle-ci. De ce fait, l’abeille a de tout temps été considérée comme l’animatrice essentielle de la nature et nous pouvons rajouter qu’elle est devenue de nos jours une “sentinelle” de notre environnement.
De plus c’est de cette symbiose abeilles-fleurs que découle toute une gamme de produits qui vont eux aussi avoir une symbolique forte. Le miel (5), servant d’antiseptique et de cicatrisant, était considéré comme sacré par de nombreuses civilisations anciennes. L’hydromel était considéré comme un breuvage divin procurant la vie éternelle. Ces propriétés “magiques” viendraient du fait que c’est avec leur bouche qu’elles produisent le miel. En ce qui concerne la thanatopraxie, miel et cire sont utilisés pour conserver le corps des morts, pour l’arracher à l’épreuve du temps. Il ne faut pas oublier non plus que l’une des seules sources de lumière des nuits de l’Antiquité provient des bougies. C’est en effet la transformation de la cire produite par les abeilles qui entretient la flamme et la lumière. Tous ces aspects expliquent pourquoi l’abeille et les produits de la ruche sont souvent liés à l’immortalité et à l’énergie pure.
Mais l’esprit humain a aussi fait naître des symboles artificiels en relation avec l’abeille qui, s’ils n’ont pas forcément duré dans le temps, ont fortement influencé notre compréhension. Déjà, dans l’incessante activité des abeilles, l’homme a vu toutes les vertus d’une vie saine et équilibrée en relation avec le travail. Cela rejoint l’un des principes de l’Utopie rosicrucienne (6), qui dit que « le travail n’est pas vécu comme une contrainte, mais comme une source d’épanouissement et de bien-être ». En effet, pour toute société se voulant évoluée, le travail devrait permettre à tout citoyen du monde de travailler au service du bien commun dans le respect de l’autre et de l’environnement. À cet égard, nous pouvons noter que l’abeille est pratiquement exempte de cet égoïsme qui caractérise le comportement humain en général.
C’est pour cela que les abeilles ont toujours été considérées comme une communauté industrieuse et prospère et leur organisation comme le symbole d’une certaine prévoyance pour ne pas dire d’une certaine sagesse. Cela serait peut-être le fruit de l’ancienneté vécue par les abeilles qui, comme nous l’avons vu, correspondrait à environ quarante fois plus que le temps que l’homme a passé sur Terre. C’est peut-être pour cela que beaucoup d’apiculteurs vous diront qu’ils ne savent pas si ce sont eux qui élèvent les abeilles, ou si ce sont les abeilles qui les élèvent à leur science.
Mais si la correspondance entre leur type d’organisation et la civilisation humaine a fait rêver beaucoup d’hommes, nous pouvons aussi noter quelques “dérapages”. Certains y ont vu un gouvernement dirigé par une reine “au masculin”, pour devenir un symbole royal ou impérial. Ils ont ainsi estimé que la ruche était le modèle de la monarchie absolue. Ce type de dérive ne vient que de l’imagination humaine dans son désir de domination, le genre humain assurant en général sa subsistance au détriment des espèces inférieures. L’abeille au contraire trouve son bonheur en contribuant à celui de ses compagnons d’existence, et son mode de vie témoigne ainsi d’une certaine noblesse. À cet égard il nous faut bien reconnaître notre infériorité, et c’est pour cela qu’il nous faut voir l’abeille comme un symbole qui va bien au-delà d’une représentation naturelle ou artificielle. Pour cela je m’appuierai sur les écrits de Ralph M. Lewis (7) qui lui a donné une haute signification mystique :
« La ruche, autrefois, représentait plusieurs lois de la nature et plusieurs principes du mysticisme divin. Ce sont en bref : que nous devons construire un endroit où travailler ; ceci représentait le temple. Que dans ce temple, tout doit être fait par la coopération mutuelle ; ceci constituait le fondement ou la pierre angulaire des forces coopératives ou associations. Que nous sommes des serviteurs les uns envers les autres, et que nous devons consacrer nos vies à extraire de la nature les éléments utiles à l’homme et à son amélioration ; dans ce sens le miel est souvent utilisé pour représenter le même principe, la même loi que doit suivre l’homme. Nous devons tirer du monde matériel les éléments propres à faire de nos corps une demeure de l’âme, comme les abeilles construisent les alvéoles pour y emmagasiner les délices de la vie. En d’autres termes, l’interprétation mystique de ce symbole est que l’homme doit mouler son corps physique extérieur, de façon qu’il contienne et préserve la richesse, la douceur et les fruits de ses travaux et de ses expériences, non pour son usage propre, mais pour l’édification et l’affermissement des autres. »
Pour ne pas conclure
Chacun peut constater que l’activité humaine a des effets de plus en plus nocifs et dégradants sur l’environnement (8). Ces atteintes à l’environnement font courir des risques très graves à l’humanité et traduisent un manque de maturité tant sur le plan individuel que collectif. Si selon notre Tradition, notre planète sert de lieu d’évolution pour la nature humaine, sa survie passe donc par son aptitude à respecter cet environnement ainsi que les équilibres naturels qui le structurent.
C’est en cela que l’abeille mérite toute notre attention, et pour deux raisons majeures : tout d’abord comme témoin symbolique des valeurs humanistes qu’elle perpétue depuis la nuit des temps, mais aussi comme témoin écologique de notre bien-être actuel et futur. La raison en est que tout simplement l’abeille, qui était là bien avant l’homme, l’abeille que tant de civilisations, de poètes et d’hommes célèbres ont de tout temps portée aux nues, l’abeille, fragile sentinelle de l’environnement, doit continuer à faire partie de notre vie pour l’équilibre naturel de notre planète. Et si nous parvenons un jour à en être capables, ce sera qu’individuellement et collectivement nous aurons façonné notre corps physique de façon à ce qu’il contienne et préserve la richesse, la douceur et le fruit de nos travaux et de nos expériences, non pour un usage propre, mais pour l’édification de l’ensemble : alors, le but sur cette Terre sera peut-être atteint… (Extrait de la revue Rose-Croix n° 243, automne 2012)
Notes :
- Le plus vieux fossile d’abeille daterait d’environ 100 MA, trouvé lui aussi prisonnier dans de l’ambre de la Baltique. Mais cette découverte étant récente (26 octobre 2006) les chercheurs ne se sont pas encore prononcés de manière définitive.
- Le nom de Nesout-bity signifie « Celui qui appartient (n(j)) au jonc (swt) et à l’abeille (bjtj) », les symboles respectifs de Haute et de Basse Égypte ; il est donc traduit par « Roi de Haute et de Basse Égypte ».
- Melissa signifie « abeille ».
- Childéric 1er était le père de Clovis. La tombe a été découverte en 1653 à Tournai.
- Le miel que nous dégustons est le fruit d’un travail surhumain : quatre millions de voyages sont effectués par les abeilles pour fabriquer dix kilogrammes de miel.
- Serge Toussaint, L’Utopie rosicrucienne – Commentaires, D.R.C. Le Tremblay 2010.
- Ralph M. Lewis, Voyez le Signe. « La ruche ».
- En référence au Manifesto, page 23 : « S’agissant des relations de l’homme avec la nature. »