SECTION ÉCOLOGIE Par Jean-Guy Riant, Conférencier de l’Université Rose-Croix Internationale
La pensée chez l’animal n’est pas plus mesurable au sens strict qu’elle ne l’est chez l’humain. Certains scientifiques mesurent la pensée en microvolts… Pour autant, cela n’informe pas sur son contenu. Il en va de même chez l’animal. Chercher à comprendre l’animal selon les seuls critères de la pensée humaine est un chemin royal vers ce que certains décrient tant : l’anthropomorphisation, c’est-à-dire la projection des affects humains sur les animaux. Wittgenstein écrivit à ce sujet : « Un lion pourrait parler, nous ne pourrions le comprendre ». Les Grecs réfléchissaient déjà à l’éventualité que l’animal possède une représentation du monde qui lui soit propre. Pour cette représentation du monde, virtuelle ou abstraite, soulignons-le, il faut une certaine forme, même basique, de réflexion.
Or, cette faculté que l’on pensait jusqu’ici être seulement la propriété de l’homme et de quelques mammifères supérieurs, est dispensée assez largement dans le monde animal. L’un des exemples les plus frappants est celui d’un animal qui accompagne l’homme depuis des millénaires, non pas le chien, le chat, le cheval, que l’on pourrait tous évoquer longuement, mais beaucoup plus modestement : l’abeille. Les travaux de Frisch, commentés par sir John Eccles, sont à ce sujet en tous points intéressants. Non seulement il a mis en évidence l’existence chez les abeilles d’un langage symbolique, exécuté à l’aide d’une danse informant les autres abeilles de la présence d’une source de nourriture, la distance et la direction, mais il est un autre fait moins connu, et qui servira ici notre propos : l’essaimage.
Lorsque l’essaim est formé et que les abeilles cherchent un endroit pour abriter la colonie, plusieurs d’entre elles partent pour explorer les cavités, les grottes ou autres endroits susceptibles d’offrir un accueil confortable, à proximité de sources de nourriture, d’ensoleille- ment, d’humidité, et à l’abri des prédateurs. Lorsque que les abeilles reviennent, elles exécutent cette fameuse danse destinée à renseigner leurs congénères. Fait extraordinaire, il faut une unanimité pour que l’essaim se déplace et pour cela, il faut que les abeilles fassent un choix. Pour compliquer la situation il arrive que certaines ne soient pas d’accord, chacune dansant pour l’endroit trouvé. Dans ce cas, chaque abeille se rend dans l’autre endroit afin de l’inspecter, pour voir s’il est plus recevable que le sien. Parfois elle persiste, et parfois elle change d’avis. L’abeille fait preuve de représentation, puis de communication symbolique, de comparaison, de réflexion, puis de choix. Rappelons que l’abeille ne possède que quelques milliers de neurones, comparés aux milliards d’un cerveau humain…
Cette conscience naissante du monde chez les animaux se retrouve aisément chez les animaux sociaux, et encore plus chez les mammifères. La vie en société exige que chacun trouve sa place et cela ne pourra évidemment se faire qu’en rapport avec un concept nouveau. Ce type d’organisation est une main tendue à la conscience pour une nouvelle progression chez l’animal, car elle incite à considérer l’autre et à coopérer avec lui pour la cohésion et la survie de la microsociété formée. De cette nécessité naîtra l’empathie, la capacité de se mettre à la place de l’autre et d’imaginer ce qu’il ressent. Tel est le cas maintenant reconnu des grands singes, des éléphants, des dauphins et très probablement des baleines. Cette empathie offre de nombreux avantages à la conscience chez l’animal, donnant naissance à de nombreux exemples d’altruisme, qui offrent aux philosophes tant de débat sur la morale et l’éthique chez les animaux. Ainsi, les lionnes prennent soin des plus âgées d’entre elles, chassant à leur place, prémâchant même la nourriture pour celles dont la dentition est trop usée. On retrouve ce comporte- ment chez les chevaux sauvages, les éléphants prenant soin de leurs faibles ou de leurs estropiés, et chez d’autres encore…
Ce type de comportement n’offre pourtant aucune explication purement évolutionniste satisfaisante. Dans la philosophie rosicrucienne, l’altruisme est un attribut potentiel d’un certain degré de conscience, que les animaux possèdent ici. Mais l’empathie offre aussi en gestation la conscience de soi, et donc de faire des choix. Or il s’avère que comme nous le disions, cet altruisme est potentiel et qu’il ne se développe qu’en le sollicitant. La capacité d’imaginer ce que l’autre peut ressentir possède aussi un revers…
Pour illustrer cela, nous citerons les chimpanzés, qui sont extrêmement hiérarchisés. La lutte pour le pouvoir préoccupe l’ensemble de la communauté, donnant lieu à des coalitions s’étalant parfois sur plusieurs années. Le chimpanzé est tumultueux et parfois très agressif, capable d’aller jusqu’au meurtre prémédité. Ainsi Jane Goodall, primatologue mondialement célèbre, fit dans les années 1980 cette observation qu’elle a hésité à rendre publique, tellement elle en fut bouleversée :
Des chimpanzés patrouillaient et veillaient jalousement sur le territoire de leur colonie. Un jour, un couple de chimpanzés extrafamilial, ayant pénétré dans la zone défendue, fut violemment agressé. La femelle en réchappa, réfugiée au sommet d’un arbre. L’autre fut tué sans aucun ménagement. C’est la première fois que fut constatée par l’homme, chez l’animal, l’une hélas des spécificités « humaines » : le meurtre. Et pour parachever la situation, attiré par le raffut de la bagarre, le mâle dominant, voyant la femelle, manifesta bruyamment. Celle-ci, descendant de l’arbre, fit le geste d’amitié et de soumission, et tenta une accolade de réconciliation. Celui-ci s’écarta violemment d’elle, et prenant une feuille d’arbre, se frotta précisément l’endroit où il avait été touché par la femelle inconnue… Première forme d’ostracisme ? Toutefois la femelle, après plusieurs tentatives, fut finalement admise dans le clan et ne fut pas tuée. Lorsque la conscience s’affine, comme c’est le cas chez les singes, le choix se pose à nous.
Nous terminerons cette étude par la conscience de la mort chez les animaux, et par la possible naissance du sacré. Longtemps également, parce que l’homme honore ses morts par des rituels funéraires, on pensait que ce dernier était capable de percevoir ce changement d’état qu’est la mort. Encore une fois, l’observation attentive des animaux a révélé le contraire. Quelles sont les raisons qui poussent une gazelle à fuir un lion ? Est-ce simplement instinctif, ou parce qu’elle peut entrapercevoir sa mort imminente ? En fait il est difficile de répondre à cette question. Il a été observé de nombreuses fois des gazelles qui, au péril de leur propre vie, s’agglutinaient et semblaient fascinées par un lion dévorant l’une des leurs.
Toutefois, la perception de la mort comme changement d’état existe chez nombre d’animaux, et précisons-le encore, pas simplement chez les plus évolués. Les fourmis, par exemple, possèdent dans la fourmilière une chambre spéciale dans laquelle elles entreposent les cadavres de leurs congénères. Il n’y a pas de cultes observés, mais quel est donc l’intérêt évolutif de conserver les cadavres ? Pourquoi ne pas s’en débarrasser à l’extérieur ? Les éléphants accompagnent leurs morts et connaissent un rituel funèbre particulièrement émouvant. Les singes également se livrent à des rituels, et couvrent le corps avec des branchages. Les baleines aident jusqu’au dernier souffle leur congénère en fin de vie, et le maintiennent en surface. Nous relèverons aussi la grande émotion des animaux familiers au décès de leur maître, se rendant jusqu’à la tombe, et parfois même se laissant mourir.
Si jusqu’ici c’est de la mort de l’autre dont il s’agit, l’animal peut-il être conscient de sa propre mort ? Pour répondre à cette question, il nous faudrait nous glisser dans l’esprit d’un animal. Cela est matériellement impossible, mais par le biais du langage, cela pourrait l’être. Pour l’instant, les seuls animaux capables de communiquer avec l’homme selon un langage commun sont les grands singes, par le langage américain. Le cas qui nous intéresse ici est Koko, un gorille amoureux des chats, et à qui on avait appris la langue des signes. Voici ce que Koko a répondu aux questions sur la mort qui lui ont été posées :
- Question : « Où vont les gorilles quand ils meurent ? »
- Koko : – « Confortable-trou-adieu. »
- Q : « Quand est-ce que les gorilles meurent ? »
- K – « Soucis-vieux. »
- Q : « Comment les gorilles se sentent-ils quand ils meurent ? Heureux, tristes, effrayés ? »
- K – « Dormir. »
Ce n’est pas le seul cas spontané connu qui puisse laisser présumer de la conscience de la mort chez un animal : on connaît maintenant celui du gorille argenté Michaël, orphelin élevé avec Koko. Questionné sur sa mère, il évoqua le souvenir qu’il avait de son massacre par des braconniers dans la jungle africaine, alors qu’il était bébé, expliquant :
« bousculade-[pour]-viande-gorille,grimacer-bataille,hurler-de-douleur, vacarme-retentissant, terreur-chagrin-faire-face-en-grimaçant, couper- le-cou, bouche-mère-[rester]-ouverte » (traduction approchée de l’ASL, Langage des Signes Américain).
On rapporte d’autre part que lorsque les chasseurs africains partent en forêt et croisent une mère chimpanzé avec son petit, si l’homme est armé, elle présente spontanément le jeune en avant : est-elle consciente du danger de sa mort et si oui, espère-t-elle la compassion du chasseur ? Si c’est effectivement le cas, alors les émotions auxquelles elle fait appel sont les mêmes pour le chimpanzé que pour l’homme.
Cette proximité émotionnelle partagée avec les animaux nous conduit irrémédiablement à la question du sacré. Il est assez extraordinaire de voir que certains animaux comme les ours par exemple, ou les grands singes, restent des heures devant un coucher de soleil ou un très beau paysage, tout aussi enivrant pour l’homme. Ces animaux possèderaient-ils une notion de l’esthétique ? Cette contemplation fait-elle naître, en la conscience animale, une émotion intense de beauté ? Ce bref moment d’harmonie extérieure appelle-t-il l’harmonie de la conscience intérieure à se manifester ?
Beaucoup de points différents ont été abordés dans ce texte, mais il en est peut-être d’autres qui mériteraient d’être dits ou certains d’être soulignés. Nombre d’entre nous ont certainement vécu des moments intenses avec les animaux, et en ont une compréhension différente. Libre à chacun de forger ses opinions à ce sujet.
« Regarde ton chien dans les yeux et tu ne pourras pas affirmer qu’il n’a pas d’âme. »
Victor Hugo