SECTION ARTS
par Irène CHALKIA Extrait de l’œuvre collégiale – Le Temps, Diffusion Rosicrucienne, 2005.
« Dans le domaine du théâtre, nous pourrions distinguer deux notions du temps :
- Le temps scénique, qui correspond :
- À la durée de la représentation en temps réel ;
- Au temps des événements qui se déroulent sur scène ou temps représenté.
- Le temps extra-scénique, qui comprend :
- Le temps avant le début (= temps vécu) et après la fin de la pièce (= temps à venir) qui est représentée ;
- Le temps des événements qui ne sont pas présentés sur scène, mais qui constituent partie intégrante de l’histoire représentée ou qui se déroulent dans l’espace extra-scénique pendant la durée de la représentation.
Au niveau du temps représenté, on peut également apporter une distinction entre le temps perçu comme un moment temporel, un instant (Zeitpunkt), et le temps perçu comme un espace temporel, avec une certaine dimension (Zeitraum) dans la durée. Cette dernière distinction trouve particulièrement son application quand on essaie d’appréhender le temps passé. Ainsi, nous avons pu remarquer que depuis l’Antiquité cette perception est différente, par exemple, dans l’œuvre des trois grands tragiques grecs : chez Eschyle et Sophocle, le passé est souvent représenté comme un moment globalement saisi (condensé) pour ses répercussions dans le présent qui s’avère ainsi particulièrement critique pour le sort des personnages, tandis que chez Euripide le temps passé est dilué dans l’espace de la vie et est présenté comme une période riche en événements ou expériences qui atteint au moment présent un point de non-retour, un espace de seuil, qui précipite le présent dans le futur.
L’action scénique s’inscrit – pour pouvoir exister devant les spectateurs – dans un éternel présent. Pourtant ce présent est le fruit ou la conséquence d’un passé, passé de l’œuvre écrite, passé des événements dont l’œuvre s’inspire ou dont elle fait état, passé de la vie ou de l’histoire. En même temps, le concept d’écriture théâtrale (texte écrit, dramaturgie, réalisation scénique et mise en scène) présuppose comme condition sine qua non le temps futur : le futur de l’œuvre auprès du public, le futur au niveau de l’action dans l’enchaînement dramaturgique, le futur des répétitions par rapport au premier jour du spectacle, et puis le futur de chaque représentation par rapport à la suivante, et ainsi de suite. Mais chaque représentation est incontestablement un présent qui s’enracine dans un passé proche ou lointain et se projette simultanément dans un avenir proche ou lointain.
Ce qui est encore plus fascinant est que cette multiple relation de temps (passé-présent-futur) ne peut être exprimée que par l’espace. Le temps existe sur le plan conceptuel à tous les niveaux précédemment mentionnés, mais il est impossible de le rendre concret et de le visualiser sur scène sans recourir aux conventions de l’espace qui peut être rendu concrètement, qu’il soit réaliste, symbolique ou fantastique.
C’est ainsi que le plateau, la scène ou tout espace de jeu théâtral investit dans ses dimensions, qu’elles soient importantes ou plus réduites, et de manière précise, les trois zones du temps : le passé est souvent situé dans la partie arrière et même au-delà de la partie visible de la scène, dans les coulisses arrière, d’où vont surgir – dans le théâtre classique – au fur et à mesure les personnages porteurs de l’histoire et des informations des événements passés pour les exposer, les mettre en doute ou en tirer des conclusions pour la suite (= présent + futur) de l’action scénique ou pour l’avenir (entendre : le devenir) de la situation et du sort des personnages. Le présent, il est d’usage dans les pratiques théâtrales de le concevoir et le représenter dans la zone du milieu du plateau, avec le centre comme point focal pour la livraison de l’information, pour le déroulement de l’action et pour les décisions importantes en impact dans le futur. Le temps futur, qu’il se définisse par rapport au passé ou au présent de la pièce, sera conceptualisé dans la partie avant de la scène, se prolongeant souvent dans le public et même au-delà de l’espace réservé aux spectateurs.
Grâce à cette convention « magique », scène et salle bénéficient d’un effet de communion, car ce qui unit les acteurs et les spectateurs ce n’est pas la pièce en elle- même en tant qu’histoire vécue ou imaginaire, ni la qua- lité du jeu et l’importance des propos du texte et des moyens mis en scène, dont bien sûr dépend la qualité de l’écoute des spectateurs, mais le fait d’avoir partagé un certain nombre d’émotions (voire de vibrations) dans le même temps donné et représenté. Si la précision de l’espace – même lorsqu’il s’agit d’un no man’s land – est préalablement indispensable pour l’écriture et la réalisation scéniques, l’interprétation des acteurs, qu’il s’agisse du texte, des déplacements, des gestes et des mouvements du corps, ainsi que la compréhension de l’ensemble d’un spectacle par les spectateurs sont inconcevables en dehors d’un cadre temporel et d’une suite logique ou illogique (en termes de temps) – comme dans le théâtre sur- réaliste et le théâtre de l’absurde – des événements ou des réflexions représentés.
Nous venons d’affirmer que la perception du temps dans ses catégories « passé-présent-futur » ou la négation de l’existence d’une séquence temporelle garantit de part et d’autre l’intelligibilité d’un spectacle et favorise ou met en question la communication, voire la communion entre scène et salle. À l’effet de communion qui repose sur un niveau vibratoire assez élevé, peut se substituer uniquement un effet de participation du public – fréquemment utilisé et recherché comme seul but d’un spectacle représenté : c’est le cas – lorsque les zones temporelles se trou- vent inversées (= le passé et le présent se situent du côté des spectateurs) (cf. entrée des acteurs par la partie de la salle derrière le public) ou que les limites du temps « passé-présent-futur » sont confondues au niveau de l’intrigue de l’action. Il s’opère alors une espèce d’éclate- ment du microcosme scénique qui s’apparente beaucoup plus à un effritement idéologique et social, et peut être l’expression de la dissolution du tissu identitaire et de la structure communautaire. Cet éclatement est différent de celui produit par un effet de rayonnement vibratoire, où, comme on a vu, l’élément temps est inhérent et résulte en la communion qui englobe les spectateurs comme faisant partie d’un macrocosme virtuel.
Le rapport espace-temps, même si la formulation est relativement moderne, a été perçu de longue date dans l’histoire du théâtre. Les classiques français attribuent à Aristote (IVe siècle av. J.-C.) la codification des règles des trois unités, dont le temps fait partie.
La tragédie antique représente, en principe, des événements qui se déroulent en temps réel d’une journée (« υπό μίαν περίοδον ηλίου είναι ή μικρόν εξαλλάττειν »), et s’il y a dérogation à cette règle, affirme Aristote (Poétique 1449 b 9-16), celle-ci est limitée. Cette règle de l’unité du temps, si rigoureusement respectée par les classiques français au XVIIe siècle, nous amène à une conception du temps scénique linéaire et dynamique, marquée par une certaine grande intensité d’un bout à l’autre de la pièce, qui elle-même reflète le rythme rapide de l’évolution de l’intrigue.
Ce fait va de pair, sur le plan dramaturgique, avec la condensation de l’histoire sur un seul épisode de la vie du héros, qui est représenté comme le plus important, le plus critique par rapport à son passé et pour son avenir (cf. la règle de l’unité d’action préconisée par les classiques français). Il va de soi que pour la plupart des cas, cette condensation au niveau du temps et de l’action ramène le déroulement des événements sur le même lieu scénique (cf. règle de l’unité de lieu).
Malgré l’importance que l’histoire littéraire a accordée, depuis Aristote et ses commentateurs anciens et modernes, sur ces aspects de la tragédie grecque, érigés par la suite en règles incontournables et en critères de qualité dramatique, il serait fastidieux d’entrer dans l’analyse des pièces de la tragédie grecque pour vérifier ces constatations et leurs éventuelles divergences. Ceci a déjà fait l’objet, entre autres, d’une thèse de doctorat en grec que j’ai eu l’occasion de consulter.
Cette étude exhaustive des pièces met en évidence maints procédés dramaturgiques propres à la tragédie grecque, comme, par exemple, le cadre temporel de la nuit comme espace-temps propice à l’examen d’une question théorique (notamment chez Euripide) par un personnage qui se trouve dans un dilemme , la symbolique du jour et de la nuit (= lumières et ténèbres) , les rêves, les oracles, l’arrivée d’une personne attendue ou pas 6, d’un ordre ou d’un mandat qui servent de points de départ de sorte que l’action d’une tragédie puisse s’enraciner dans un passé proche ou lointain avant de pouvoir se développer dans le temps scénique. Il en ressort, en outre, la notion du temps approprié (tempus ad hoc) qui devient un principe dramaturgique important chez les tragiques grecs.
Ce temps approprié se rapproche sur le plan idéologique avec la volonté des dieux : c’est le moment choisi dans le cycle du temps pour apporter la solution à un problème qui stagne dans le temps (cosmique), qu’il s’agisse, par exemple dans l’Agamemnon d’Eschyle, du retour d’Agamemnon à Mycènes et de son assassinat qui va s’ensuivre, ou du salut de la ville de Thèbes de la peste qui l’a frappée à cause du meurtre de Laïos dans l’Œdipe Roi de Sophocle, ou bien des retrouvailles de la mère avec son fils qu’elle croit déjà mort dans l’Ion d’Euripide, pour ne donner qu’un exemple de chaque auteur parmi tant d’autres.
Dans son étude Le Temps dans la tragédie grecque, Jacqueline de Romilly parle longuement du temps personnifié , pour conclure :
« Le temps voit tout, comme le soleil, mais aussi comme Zeus et comme les Érinyes. C’est en ce sens que l’entendent les tragiques. […] Tout se passe comme si le temps avait d’abord été, pour les poètes tragiques, une présence impersonnelle, plus ou moins clairement associée à l’action divine, dont peu à peu il devient plus indépendant. »
Il est certain que « pour les anciens Grecs, le temps n’était pas une divinité 10 ». En effet, en grec ancien il y a deux termes pour désigner le temps : αιών qui est le « temps-de-vie » (terme qui plus tard, à l’époque hellénistique, va être identifié avec l’image de l’éternité pour représenter le temps sacré, immuable, éternel) et χρόνος (chronos – à ne pas confondre avec le dieu Cronos) qui signifie le temps ordinaire qui se dérobe, le temps fondamental, qui est perçu même avant l’espace (selon les premiers témoignages des philosophes Anaximandre et Héraclite), le temps qui accompagne les êtres de par leur nature. C’est le temps qui agit, vieillit avec les êtres humains, qui est juge, témoin et révélateur de toute chose .
Une fois de plus, on serait tenté de faire un rapprochement entre les notions de temps et d’espace dans leur évolution historique. En effet, il existe un parallèle attesté entre les deux notions du temps fugitif (χρόνος) et du temps durable, éternel (αιών), avec l’évolution de l’infrastructure de l’espace scénique, qui, de temporaire et périssable (fabriquée spontanément en bois), et liée occasionnellement à des festivités relevant du culte et des rituels, devient par la suite une structure permanente (construite, suivant des plans, en pierre ou en marbre) totalement consacrée aux représentations théâtrales, à partir du moment où les concours dramatiques deviennent une institution dans la cité et se reproduisent à des moments fixes chaque année (cf. l’institution actuelle des festivals).
Mais qu’en est-il de cette notion du temps quand le théâtre ne revêt pas les formes classiques connues et qu’il n’est point abrité dans des lieux qui lui sont spécialement destinés ?
Au Moyen Âge, le théâtre profane cède sa place aux différentes expressions populaires du théâtre religieux (tropes, laudes, mystères et miracles) avant d’intégrer aussi d’autres jeux plus proches de la comédie (les far- ces, les allégories et les sotties). Le temps de la représentation est vécu comme un présent qui se renouvelle à chaque occasion (fêtes qui se prolongent parfois pendant plusieurs jours, voire même pendant des semaines) ; pas d’intention manifeste d’établir des relations temporelles de cause à effet dans les épisodes de la Bible ou de la vie des saints qui sont proposés en spectacle : la juxtaposition des récits, au niveau dramaturgique et scénographique, laisse entrevoir plutôt la volonté d’illustrer ces récits avec des effets spectaculaires afin de sur- prendre ou satisfaire la curiosité des spectateurs /fidèles, et moins pour susciter chez eux la réflexion philosophique ou métaphysique sur la vie et la mort, donc sur des aspects du temps vécu ou transcendé.
Le passage du théâtre sacré au théâtre profane avec l’avènement de la commedia dell’arte marque l’émergence de nouvelles classes sociales qui y trouvent l’occasion de s’affirmer et de s’affranchir de l’autorité de l’Église qui était devenue pesante. Les acteurs de la commedia sont des professionnels du théâtre de l’improvisation. Par leur jeu improvisé, ils vont rechercher une qualité de contact particulier entre l’acteur et la salle : le spectateur aura l’impression d’assister à des phénomènes qui ne se répéteront pas le lendemain ; sa complicité au spectacle représenté l’introduit dans la dimension d’ici et maintenant qui rend uniques les moments du temps vécu. Nous avons en quelque sorte la même perception du temps que dans un spectacle de cirque aujourd’hui : le temps scénique est fugitif et s’inscrit dans un présent perpétuellement renouvelé, tant que dure la représentation. Le passé ne concerne que les personnages, et il est vite oublié dans les rebondissements de l’action du présent scénique.
Dans la musique, on pourrait distinguer deux réalités au niveau du temps, inhérentes chaque fois – en dehors du temps vécu – à un processus diversifié : il y a d’une part la notion et la structure du temps d’une œuvre lors de sa composition, et d’autre part le temps (et le tempo) de l’interprétation qui suit bien sûr les indications de la partition musicale, mais il peut aussi présenter des variantes selon l’époque, l’interprète et l’accent que celui-ci veut donner à tel ou tel autre aspect de la même œuvre. Ainsi la répétition d’une formule musicale dans une œuvre – bien que les notes de musique soient les mêmes – peut grâce au tempo de l’interprétation scénique – exprimer des réalités différentes et ouvrir la signification de l’œuvre écrite dans un passé dévolu vers un futur différent de celui de l’époque de la composition originale, qui est maintenant intégré dans le passé, en étant passé successivement par le filtre du présent de l’interprétation scénique.
Ainsi chaque œuvre musicale, aussi rigoureuse puisse-t-elle être au niveau de la conception et de l’écriture musicale, est créée à nouveau, non seulement au niveau du temps biologique des interprètes et du public, mais souvent avec des annotations nouvelles au niveau du temps (tempo) de l’interprétation, fait qui détermine la signification et la structure profonde de l’œuvre.
Cette constatation au niveau de la musique vient corroborer l’importance du temps scénique que nous avons reconnue comme primordiale pour la création et la représentation d’une œuvre théâtrale. L’univers de la danse, si intimement lié à celui de la musique, ne pourrait se soustraire à cette règle des variantes d’exécution et d’interprétation ; prenons, par exemple, le cas d’un chorégraphe bien connu comme Maurice Béjart et d’un de ses ballets maintes fois réinterprété, Le Sacre du printemps, créé sur la musique d’Igor Stravinski : nous constaterons que la même chorégraphie, sur la même musique, dirigée par le même chorégraphe, interprétée quasiment par les mêmes danseurs ou des danseurs ayant reçu le même type de formation, sera différente selon l’époque et le contexte socioculturel de chaque représentation. Le temps scénique, qui est la composante de la rencontre d’une œuvre avec ses interprètes et un public donnés à un moment présent précis, n’est pas le même. Le passé de chaque interprétation est chaque fois enrichi par ce présent fugitif du temps scénique dévolu, et le futur s’ouvre chaque fois sur de nouveaux horizons. C’est dans cette qualité/perspective de mort et de renaissance du temps présent, perpétuellement renouvelée sur scène pour que le spectacle puisse exister, que réside toute la magie de la danse et des arts du spectacle, en général.
La danse est intimement liée à la musique : l’idée globale d’une chorégraphie est souvent inspirée de la musique. Le point de départ pour le danseur-chorégraphe est la recherche d’une ou de plusieurs musiques qui seront la base pour les structures de la danse.
La musique s’avère primordiale pour la danse ; c’est elle qui va donner le tempo, le rythme aux pas de danse qui doivent être aussi précis que les notes de la musique. Telle est du moins la règle dans la danse classique ; la danse contemporaine laisse beaucoup plus de place à l’improvisation dans la recherche du rapport de la musique avec le corps du danseur.
Dans la danse classique, le point de départ se trouve dans la musique, tandis que dans la danse contemporaine le point de départ se situe dans le corps du danseur : à ce niveau, la danse contemporaine se rapproche du théâtre et du temps tel que perçu par le corps du comédien. Le temps s’inscrit ainsi a priori dans les rythmes biologiques du corps humain avant de revêtir les qualités du rythme artistique, qu’il s’agisse du chant ou de la danse. On pourrait donc se demander si la danse peut exister sans musique. En principe oui, si dans le champ de la musique on n’intègre pas le chant naturel, spontané, qui est l’expression vocale du souffle dans le corps humain. Ce même souffle structuré par le temps du processus respiratoire (alternance d’inspiration/expiration) aboutit à l’harmonie qui soutient la danse et la musique.
Dans le théâtre, le temps exprimé dans la symbolique des gestes et de l’espace nous permet de créer des images, qui elles-mêmes s’articulent dans une succession concrète d’actions dans le temps scénique, analogue à la succession des pas ou des figures chorégraphiques. À noter, par exemple, le cas particulier de la danse sacrée indienne qui est à la fois succession d’images et de gestes symboliques (mudras), combinés avec des pas chorégraphiques, et de la musique inhérente à ces pas, puisqu’elle est créée par la danseuse elle-même, grâce aux clochettes attachées à ses chevilles.
La danse sacrée est une recherche de la beauté et de la perfection à travers une pureté du rythme qui est relié au souffle. Dans la danse sacrée, le rythme dépasse le comptage des pas qui repose sur un rythme mental propre à la danse classique. La danse sacrée relève d’une recherche de dépassement de soi-même. Katia Légeret- Manochhaya écrit :
« Le tâla est la mesure du temps dansé. Elle reste immanente au mouvement puisqu’elle surgit de l’accord incessant entre les cymbales du maître de danse et les frappes de pied du danseur. L’un comme l’autre sont à l’écoute de l’un et de l’autre pour que sonnent au même instant dans l’aigu, grelots et cymbales. Cette perfection recherchée par l’artiste sous la forme d’une temporalité idéale et maîtrisée, transparaît dans la frontalité du corps dansant. En effet, un danseur indien se déplace sur scène en restant le plus sou- vent possible de face. L’une des règles de cet art traditionnel est le retour frontal du corps entre deux enchaînements rythmiques. […] Cette position efface tout en deçà de l’apparaître. Le rythme, systole des gestes, crée un cadrage idéal et géométrique du corps. En écoutant l’implacable régularité du tâla, sur trois, quatre, cinq, sept, huit ou neuf temps forts, le spectateur peut contempler le corps-œuvre comme une totalité. Comme la divinité du sanctuaire sculptée sous une forme anthropomorphique et faisant face au dévot, le corps dansant se maintient dans l’ici et se donne intégralement sans déplacement possible du regard. L’espace scénique proposé dans les temples est toujours extrêmement restreint. Ces conditions accentuent l’impression de mouvements « sur place » face à un corps dansant ressemblant étrangement à une sculpture divinisée. Le corps devient l’espace absolu lui-même. »
Le temps et l’espace sont des facteurs de limitation des mortels dans leur performance et dans leur désir d’atteindre la perfection : ce désir de perfection qui aspire à un corps spiritualisé (cf. le soufisme et les derviches tourneurs) doit affronter perpétuellement les lois de la pesanteur afin d’atteindre l’élévation, elle-même recherchée par la création du vide et de la pureté au niveau du centre, en dansant avec une main tournée vers la terre et l’autre main tournée vers le ciel.
La danse s’intègre souvent dans les rites d’initiation et de passage : tel est le cas des danses de feu ou de danses associées à des rites de fertilité où le battement des pieds des danseurs a pour objectif de réveiller les forces de la nature. Les danses collectives, expression instinctive des sentiments divers (joie, deuil, etc.) d’une communauté, sont basées sur le rythme, qui intègre non seulement le temps réel de l’exécution de la danse, mais aussi le temps métaphysique nécessaire pour obtenir le résultat escompté, par exemple l’accompagnement de l’âme du défunt dans la traversée ou le passage vers l’autre monde, l’accompagnement de jeunes mariés jusqu’à la chambre nuptiale, etc.
Si dans les danses sacrées la réalité du temps est perçue en tant que temps (= durée) d’exécution de la danse, dans les danses profanes le temps est réel d’abord en tant que durée de la création chorégraphique, puis en tant que durée du spectacle pour ceux qui y assistent. Il est certain que le vécu du temps est différent au niveau du danseur qui interprète par rapport au spectateur qui regarde l’interprétation du danseur : le danseur – de même que l’acteur au théâtre – a la faculté artistique de « retenir » ou de « déployer » le temps dans un geste ou dans un mouvement, afin de moduler son interprétation et d’accorder plus d’importance à ce geste ou à ce mouvement. Le spectateur, dans ce dernier cas, ne perçoit pas le temps (= la durée) de l’exécution, mais le sens de l’interprétation. Ainsi, chaque acteur et danseur peut réinventer des significations au langage du corps et du geste à travers le temps de son interprétation. Accompagnée de musique ou sans musique, la danse est balisée par le temps qui structure l’énergie et la vibration du corps dansant.
Dans cette optique de différence de la perception du temps au niveau du danseur et du spectateur, il serait intéressant de mentionner certaines recherches d’ex- pression particulière de la danse contemporaine où l’exploitation du temps par la répétition à outrance devient l’axe du projet chorégraphique (cf. la création de Robert Wilson, Einstein on the beach ou des chorégraphies de Pina Bausch et de Maggy Marin). Le danseur devenu homme-machine finit par exaspérer, avec son interprétation, la résistance du spectateur qui, s’il arrive à dépasser ou ignorer le cadre réaliste du temps de la représentation, finit par admirer la performance artistique.
Après ces quelques considérations sur le rapport danse-musique, je terminerai ce chapitre sur le temps dans les arts du spectacle avec un petit détour par l’univers des contes, qui, pour moi, représentent probablement la première notion de temps littéraire et de l’histoire vécue des autres.
Le conte nous invite depuis l’enfance au voyage dans le temps pour sortir de nous-mêmes et de l’enclos du foyer familial vers un autre monde. Quand on grandit, on redécouvre le conte, mais cette fois-ci c’est pour revenir en nous-mêmes, après avoir voyagé dans le temps et l’espace de notre propre vie. Puis nous allons au spectacle où des contes nous sont proposés en séance publique, en dehors de l’intimité familiale que nous avons connue étant enfants ; ils sont souvent accompagnés de musique ou entourés d’œuvres picturales, issues du même univers multiple et coloré qu’a pu traduire en sons ou en images le talent et l’imagination du conteur. Les contes ne sont plus de simples récits, mais sont l’objet d’étude des arts de la parole et du spectacle. Ils gagnent, de plus en plus, de la place dans la programmation des lieux culturels de petite et moyenne envergure.
Qu’en est-il donc du temps dans cet univers des contes ? On aurait tendance à croire que les contes s’inscrivent dans un passé irréversible et que le temps scénique, dominé par le présent de la représentation, n’a pas de prise sur eux. Je dirais oui, dans une certaine mesure, me plaçant dans le cadre de l’histoire contée. Mais l’analyse de n’importe quel récit, qui fait la matière d’un conte, me démontrerait le contraire : dans chaque conte les trois dimensions du temps, passé, présent et futur ont leur place par rapport à l’évolution de la narration et s’intègrent dans le déroulement des aventures des personnages. Ce temps tripartite s’inscrit globalement – et théoriquement – dans le temps passé, mais il bénéficie de toutes les qualités du temps scénique, à savoir du présent de la rencontre du récit avec son (ou ses) interprète(s) et ses auditeurs et, grâce au niveau symbolique et atemporel de son langage, il s’ouvre perpétuellement dans un futur infini.
Les variantes des contes, suivant les pays et les époques, ainsi que leur réécriture et adaptation par des écrivains sous leur propre nom, témoignent de ce paradoxe de l’atemporalité qui défie le sens de l’histoire racontée, tout en s’inscrivant dans une succession rigoureusement établie dans le temps des actes et des événements. Comble du paradoxe, c’est cette succession même des faits rigoureusement respectée qui constitue la structure du conte. La trame narrative ne pourrait être conçue en dehors d’un cadre temporel précis, mais souple (élastique) dans sa durée : chaque étape temporelle dans l’histoire et la vie du héros est un maillon de la chaîne dramaturgique du récit qu’on ne pourrait enlever sans porter préjudice à l’ensemble du récit. Il s’avère donc que dans le conte, c’est la notion du temps et ses fonctions symboliques qui garantissent la cohérence et le sens profond du récit. Et la magie du conte consiste à nous transporter hors du temps réel vécu, en nous plongeant dans une temporalité rigoureusement structurée, afin de nous permettre d’émerger dans une conscience atemporelle de notre vie intérieure. Ce fonctionnement merveilleux du temps est résumé dans les phrases de T. S. Eliot : « Time past and time future allow but a little consciousness (Le temps passé et le temps futur ne permettent qu’une petite prise de conscience) » et « To be conscious is not to be in time (Être conscient n’est pas être dans le temps) », mais finalement « Only through time time is conquered (Seulement à travers le temps peut-on conquérir le temps) ». »