Extrait de : Les Grands Interprètes : Chevallier, Édith Piaf, Montand… Collectif chanson, Christian Pirot éditeur, Saint-Cyr-sur-Loire, 2010 (p 44-49, texte de Frédéric Brun)
« À Marcel Cerdan, selon Ginou Richer toujours, elle a voulu faire découvrir à son tour Proust, Gide et Les Clés du Royaume, le récit d’un prêtre à la recherche de vérité… Le compositeur Philippe-Gérard a déclaré un jour : « Nous avions de longues conversations très sérieuses. Elle me parlait de ses lectures. Ce qui m’a étonné c’est qu’elle lisait Platon. Elle s’intéressait beaucoup à la philosophie et à certaines théories mystiques. On discutait de sujets comme l’immortalité de l’âme.» Ses besoins culturels avaient cependant des limites. Lorsqu’elle est allée visiter le Metropolitan Museum of Art de New York avec Marcel Cerdan, elle a voulu en sortir au plus vite, en prétendant que tous ces tableaux se ressemblaient trop. Jacques Bourgeat a déclaré dans les années soixante : « C’était une élève attentive, studieuse, comme on en rêvait d’avoir. Mais son désir de s’instruire s’arrêtait-là : écouter. Les grands philosophes, elle les écoutait comme une belle histoire. »
Était-elle éprise de culture, pour se donner une meilleure allure, donner une meilleure opinion d’elle-même ? Elle voulait se cultiver, mais à sa manière, découvrir des œuvres qui pouvaient s’adresser à sa forte personnalité, picorer comme un oiseau les miettes de connaissance qui lui suffisaient. L’amour qui lui a fait voir La vie en rose s’est éteint dans le ciel des Açores. Déboussolée, après la disparition subite de Marcel Cerdan, pour tenter de le faire vivre encore, Édith a participé pendant de longs mois à de folles séances de spiritisme. Elle a lu Camille Flammarion qui a écrit sur l’occultisme et la communication avec les morts. Elle a décidé d’emporter une table lors de quelques déplacements. Elle s’est égarée, a perdu la foi, mais le prêtre italien qui la maria en 1952 à Jacques Pills à New York, lui a redonné de l’espoir. Son mariage a battu de l’aile en 1954 et c’est cette année-là que mon père l’a rencontrée. Après un long chemin déjà parcouru, féérique et chaotique, Édith devait trouver une autre voie pour sa recherche de vérité. On lui a parlé de l’ordre des Rose-Croix et elle a demandé à l’un de ses proches, Jacques Bourgeat, de lui faire un rapport sur son historique et ses différents enseignements. Attirée, Édith a adhéré à cet ordre en avril 1955. Elle y est restée fidèle jusqu’à sa mort en 1963.
Sur cette photographie, on la retrouve en compagnie de quelques rosicruciens, parmi lesquels il est possible de reconnaître son fidèle musicien Marc Bonel, et son épouse Danièle, à l’origine de son adhésion. L’année de cette affiliation, elle a demandé à mon père de poser des mots sur une mélodie américaine, afin d’évoquer ses nouvelles aspirations. Il a écrit Soudain une Vallée :
Vous avez parcouru le monde
Vous croyiez n’avoir rien trouvé
Et soudain une vallée
S’offre à vous pour la paix profonde
Après l’errance, au-delà de nos défauts, demeure un domaine d’espérance, de connaissance, qui donne un sens à notre existence. Édith connaissait ses limites, ses faux-pas et voulait les dépasser dans une autre vallée. La « paix profonde » ne vient pas par hasard dans la chanson. En effet, les Rosicruciens ont pour habitude de conclure leur correspondance avec les meilleurs souhaits de paix profonde.
Mais quel est cet ordre dont elle a voulu faire partie ? Depuis plusieurs siècles, il a été rejoint par d’illustres personnalités comme l’homme d’État et philosophe Francis Bacon (qui se cache peut-être derrière Shakespeare), les philosophes, René Descartes et Spinoza, le théosophe chrétien Jacob Boehme, le scientifique Isaac Newton, les compositeurs Claude Debussy et Erik Satie. Son Grand Maître, Serge Toussaint, le définit lui-même comme « n’étant ni une religion ni une secte mais un mouvement philosophique, ouvert aux femmes comme aux hommes, sans distinction de race, de croyance religieuse ou de classe sociale ».
Il précise que cette organisation « compte parmi ses membres des Chrétiens, des Juifs, des Musulmans, des Hindouistes, des Bouddhistes, des Animistes, etc., et même des personnes ne suivant aucune religion particulière. » Les enseignements rosicruciens « traitent des sujets comme le concept de Dieu, l’origine ontologique de l’univers, les notions de temps et d’espace, le but de l’existence, les lois de la vie, la nature spirituelle de l’homme, les mystères de la naissance, de la mort et l’après-vie, l’évolution de l’âme humaine, le karma et la réincarnation, le symbolisme universel, l’alchimie spirituelle, les grandes traditions ésotériques du passé » et « intègrent l’apprentissage des techniques mystiques telles que la concentration, la visualisation, la prière… ».
Serge Toussaint, évoque ainsi le sens de l’affiliation d’Édith à l’ordre des Rose-Croix : « Comme chacun sait, Édith Piaf était très croyante et vivait sa foi à travers le catholicisme, avec une vénération particulière pour Jésus et Marie. En cela, elle était très religieuse, mais également très superstitieuse, comme le sont la plupart des personnes qui adhèrent au credo d’une religion dite révélée. Cela dit, nombre d’observateurs ont commis l’erreur de ne voir que cet aspect de sa vie spirituelle. En réalité, elle s’interrogeait beaucoup sur le sens profond de l’existence et aspirait à mieux comprendre les mystères de la vie. Vue sous cet angle, elle était véritablement mystique, au sens le plus noble de ce terme. Rappelons en effet que le mot mystique est un terme grec qui signifie « étude des mystères » et c’est précisément l’intérêt qu’elle portait à cette étude qui l’a conduite à s’affilier à l’AMORC. Sur sa demande d’affiliation, on peut d’ailleurs lire, en réponse à la question : « Pourquoi souhaitez-vous devenir membre ? » :
« Parce que la recherche de la vérité me passionne et que je me sentirai plus près de Dieu en essayant d’approfondir et de comprendre ses merveilleux mystères. »
« Dès lors qu’elle est devenue Rosicrucienne, Édith a étudié avec beaucoup de sérieux l’enseignement qui lui était adressé, de sorte que sa foi a progressivement changé de nature. Sa pratique religieuse, fondée sur la croyance, s’est transformée en une quête mystique, basée sur la connaissance. Sa conception de Dieu s’en trouva également modifiée. Alors qu’elle voyait en lui un être anthropomorphique qui décidait du destin de chacun, elle en vint à comprendre qu’il s’apparente plutôt à une intelligence, une conscience, une force, une énergie (peu importe le terme) qui œuvre à travers les lois impersonnelles et fondamentalement constructives. Je pense sincèrement que ceux qui vivaient à ses côtés ont pu noter cette transformation dans sa manière de voir les choses. Au moment de son décès, elle avait atteint le septième degré de l’enseignement rosicrucien qui en compte douze au total. En résumé, je pense qu’Édith Piaf ne s’est pas limitée à la grande artiste qu’elle fut, ni à la personne tourmentée que l’on a trop souvent décrite. Au-delà du personnage public, elle fut une belle âme en quête d’absolu, une authentique mystique. »
À propos de la mort et de la réincarnation, telles sont encore les précisions de Serge Toussaint : « Très rares sont les auteurs ayant écrit sur Édith Piaf qui ont mentionné son affiliation rosicrucienne. Pourtant celle-ci a été déterminante dans l’évolution de sa personnalité et dans son approche de la mort. Convaincue qu’elle retrouverait dans l’au-delà les êtres chers qu’elle avait aimés et qui l’avaient aimée, elle acquit également la conviction que l’on se réincarne sur terre de nombreuses fois, afin de poursuivre la mission de sa vie, souvent au contact de ces mêmes êtres chers. » Édith croyait effectivement en la réincarnation. Un jour, elle a confessé à sa fidèle amie, Ginou Richer : « Dans une autre vie, j’ai dû faire beaucoup de choses bien, pour que le Bon Dieu m’ait envoyée avec cette voix. » Comme mon père, elle s’interrogeait souvent sur le destin de Mozart, divin enfant capable de composer merveilleusement à six ans. Il avait dû apprendre son art dans ses vies antérieures. À Danièle Bonel, sa fidèle accompagnatrice, elle a confessé un jour : « Nous sommes des personnes évoluées, nous avons dû être pas mal dans nos vies antérieures, moi je dois être tout près de ma dernière réincarnation. »
Au-delà de cette approche des mystères, la quête d’Édith correspond à sa voix miraculeuse. Enrichie, apaisée par la maturité, ses études spirituelles, elle aurait pu certainement encore évoluer. Hélas, elle n’a pas eu le temps d’introduire la profondeur de ses dernières années dans son répertoire. Dans la chanson Édith qu’il lui a consacrée, plus de vingt ans après qu’ils se furent quittés, mon père a écrit sur une musique de Michel Legrand :
Édith, les enfants n’ont de toi
Qu’une image tenue parfois
De myopes intermédiaires
Et ils ne sauront jamais plus
Ce que c’est que d’avoir perdu
Sa lumière dans ta lumière
Édith est apparue comme une interprète céleste. Était-elle arrivée au bout de ce sentier d’humilité rêvé par sainte Thérèse ? « Je ne meurs pas, j’entre dans la vie. » furent quelques-uns des derniers mots de la sainte de Lisieux avant de partir. Édith peut-être toujours vivante dans l’au-delà, n’a pas quitté la vie sur terre non plus et continue à marquer les cœurs et les esprits. Plus de quarante ans après, sa lumière ne semble toujours pas éteinte, et ses interprétations illuminent encore les nouvelles générations. »
Frédéric Brun